Sur les facteurs de pénurie énergétique en Suisse

Revue de presse Lecture: 5'

Thème(s)

Approvisionnement énergétique

Publication de l'article

Sven Mahon
Publié le:
Révisé le:

Dans le débat public de ces derniers mois, le spectre d’une pénurie d’énergie en Suisse semble s’être à la fois renforcé et rapproché. Mais quelles pourraient être les causes d’un défaut prochain d’approvisionnement ? Le présent article tente une synthèse sous la forme d’une revue de presse.

Un risque de pénurie énergétique ?

En octobre 2021, le Conseil fédéral, par la voix de Guy Parmelin, mettait en garde la population contre les risques de pénurie électrique en Suisse. Le conseiller fédéral vaudois évoquait, pour 2025, un manque d’électricité causé par l’échec de l’accord-cadre avec l’Europe (1). Le conflit russo-ukrainien, et la médiatisation des problèmes subis par le parc nucléaire français, ont depuis renforcé la thématique de la pénurie dans le débat public, mais cette fois-ci sur une plus grande échelle, celle de l’Europe, et sur un horizon de temps beaucoup plus rapproché, celui de cet hiver. Selon le quotidien Le Temps (2), qui rapportait début août les propos de Werner Leginbühl, responsable de la surveillance de l’électricité auprès de la Commission fédérale de l’électricité (ElCom), certaines régions suisses pourraient vivre, dès cet hiver, un « scénario catastrophe » fait de coupures d’électricité de plusieurs heures. Le présent article revient sur les facteurs de risque d’une pénurie énergétique en Suisse.

Dépendance de la Suisse aux importations d’électricité

Le système de production électrique suisse présente, depuis plusieurs années, un solde exportateur annuel légèrement positif de 4’000 GWh, pour une consommation électrique annuelle de 61’000 GWh (chiffres OFEN entre 2017 et 2020 (3,4)). Cette tendance à l’exportation ne s’observe toutefois pas toute l’année. La fin de l’hiver voit généralement les importations dépasser les exportations. En cause, le faible niveau des barrages (10). Les trois mois d’hiver voient par conséquent un solde importateur de 2’000 GWh, pour une consommation globale de 17’000 GWh. Notons cependant que ces chiffres varient énormément selon les années et l’efficacité de la production hydraulique suisse. Durant l’hiver 2019, le solde exportateur de la Suisse était de 400 GWh, alors que durant l’hiver 2016, le solde importateur de la Suisse était de 10’000 GWh. Tous ces chiffres ne suffisent certainement pas à comprendre la dépendance de la Suisse en termes d’électricité. En effet, le solde exportateur en été et importateur en hiver ne représente que 15% des exportations et importations totales du pays. La Suisse a besoin de ses importations lors des périodes de fortes demandes (matin, soir) et peut exporter dans les périodes creuses. Ce système permet également de réguler le marché et ses prix. Le domaine est donc plus complexe que des simples soldes.

Les retards de maintenance sur les centrales nucléaires françaises

La France représente l’un des premiers partenaires de la Suisse en matière d’approvisionnement énergétique. En 2021, nos voisins représentaient 26% de l’électricité importée (voir détails du solde importateur/exportateur 2021 en Suisse par pays en annexe A (5)). Or, cet hiver, les cartes seront redistribuées, car la production énergétique française connaît actuellement des soubresauts.

Il convient tout d’abord de rappeler la forte dépendance au nucléaire de la production électrique française, avec, en 2019, selon EDF (6), une part de 70%. Cette situation découle en premier lieu de choix stratégiques historiques opérés dès les années 1960, mais aussi, dans une moindre mesure, du fait que les énergies renouvelables ne sont pas parvenu à prendre la part qui leur était dévolue, notamment en raison des oppositions aux projets éoliens. Or, comme l’explique Nicolas Goldberg, consultant chez Colombus Consulting, dans un entretien pour Blast (7), le parc nucléaire hexagonal met le système de production dans une situation critique. Les travaux de maintenance nécessaires à l’entretien et à la recharge du combustible furent reportées durant la période COVID, en raison notamment de la difficulté à acheminer sur site les spécialistes, parfois étrangers, mais aussi en raison d’un choix délibéré de retarder les travaux pour, précisément, éviter un défaut d’approvisionnement. Mais les impératifs de sécurité n’autorisent aujourd’hui plus ces reports. Nicolas Goldberg évoque également un « parc vieillissant » ; les anciens réacteurs doivent ainsi subir un « grand carénage » jusqu’au début de l’hiver au-moins. Enfin, certains réacteurs récents présentent de la corrosion sous contrainte qui nécessitent des analyses et des travaux de correction. Cette conjonction de facteurs provoque, cette année, « un pic de maintenance » qui inquiète les spécialistes. Ainsi, en date du 5 septembre 2022, 31 des 56 réacteurs nucléaires en service français étaient à l’arrêt. Et la situation pourrait ne pas être beaucoup plus brillante cet hiver. EDF prétend que 51 réacteurs fonctionneront au 25 décembre 2022, mais ce calendrier ne semble « pas réaliste » selon le consultant sur le nucléaire et la transition énergétique chez négaWatt, Yves Marignac (8).

L’ensemble de ces raisons : arrêt des centrales fossiles, retard sur les énergies renouvelables, report des maintenances, parc nucléaire vieillissant et corrosion, conduira nos voisins français à réduire leurs exportations vers la Suisse.

L’état des barrages en Suisse

Selon Le Matin (9), les réserves des barrages suisses avaient, au mois de juillet, atteint un niveau d’eau relativement bas, voire inquiétant pour la période. En cause, un été précoce qui a limité l’accumulation de neige en montagne et une année plutôt sèche. Cette situation augmente le risque de défaut d’approvisionnement, et ce risque sera maximal à la fin de l’hiver. Pour y pallier, le Conseil fédéral a mis en place « une ordonnance assurant une réserve d’eau qui, le cas échéant, permettrait aux barrages concernés de produire l’énergie qui pourrait manquer au pays en fin d’hiver prochain ». Ces barrages ne turbineront pas en début d’hiver pour conserver des réserves. Cela permettrait au pays de tenir trois semaines et demie en cas de crise, selon Le Temps. Ajouté à cela, la Suisse compte rouvrir huit turbines à gaz en Argovie pour assurer la stabilité électrique du pays cet hiver.

Les tensions sur le marché du gaz, dues notamment à l’agression de l’Ukraine

Le gaz quant à lui devient, selon Le Temps (11), un acteur majeur du mix énergétique. En effet, les deux dernières années ont vu des records en consommation de gaz en Suisse alors que la consommation d’énergie finale n’a que baissé. Le conflit russo-ukrainien met en péril l’approvisionnement de gaz en Suisse, dans la mesure où 43% du gaz consommé en Suisse provient de Russie (chiffres 2020). En réponse aux sanctions de l’UE, la Russie, par l’intermédiaire du géant gazier Gazprom réduit ses exportations de gaz vers l’Europe (12). De plus, la Suisse, stockant son gaz à l’étranger (13) doit compter sur la bonne foi de ses voisins, notamment l’Allemagne et l’Italie, dans une situation où le chacun pour soi peut primer. Or, la crise gazière a conduit ces deux pays à durcir leur loi sur les exportations de gaz. Mais la Suisse, qui constitue un point de passage du gazoduc reliant l’Allemagne et l’Italie, peut, en vertu d’une clause de contrat valant en cas de crise, détourner une partie du gaz à destination de l’Italie pour son propre compte, un scénario parmi « les plus divers » que le DETEC, dirigé par Simonetta Sommaruga, envisage (14). « L’échec, l’année dernière, de l’accord-cadre avec l’Union européenne complique encore la situation», selon la RTS (15).

Quelques solutions sont envisagées pour relâcher les tensions cet hiver, comme l’Algérie et la Norvège qui vont, selon Le Temps (12), augmenter leur production gazière. Le gaz liquéfié américain pourrait également venir en aide, malgré la demande de limitation des exportations en vue de recharger les stocks des États-Unis par la secrétaire d’État américaine à l’Énergie, Jennifer Granholm.

Le cas de l’Allemagne

L’Allemagne est le pays européen ayant le plus de capacité de stockage gazier. Beaucoup de pays comme la Suisse et l’Italie dépendent fortement des capacités allemandes. Or, l’Allemagne s’approvisionne en gaz russe à plus de 50% de son total ; un approvisionnement peu diversifié qui piège le pays. Selon la Fédération des Chambres de Commerce et d’Industrie (DIHK), une entreprise sur six en Allemagne a déjà réduit sa production à cause de l’augmentation des prix de l’énergie et du risque de pénurie (16). « Les perspectives sont très sombres. Une récession paraît désormais inévitable », s’alarme Clemens Fuest, le président de l’Institut de conjoncture de Munich (Ifo). Ce recul pourrait être équivalent à celui dû au COVID (-5%).

Les stocks gaziers allemands, en très bonne condition (86% remplis en début septembre), grâce à l’aide de la Norvège et des Pays-Bas, représentent cependant 2 à 3 mois d’approvisionnement, et ne permettent donc pas de passer complètement l’hiver.

Des accords ont été conclus entre la France et l’Allemagne pour éviter une pénurie européenne gazière.
L’Allemagne ne possède pas de terminaux méthaniers qui permettent de transformer le gaz naturel liquéfié. Ce type de gaz en provenance d’autres pays comme les États-Unis et les Émirats arabes unis fait concurrence au gaz naturel produit notamment en Russie. La France, quant à elle, possède quatre de ces terminaux et a conclu un accord pour exporter plus de gaz en Allemagne. En contrepartie, les allemands devront fournir plus d’électricité à la France, car celle-ci est en manque à cause de ces centrales nucléaires non-fonctionnelles (17).

Références

(1) Guy Parmelin appelle à se préparer à de possibles pénuries d’électricité, RTS Info, 17 octobre 2021
(2) La Suisse pourrait subir des coupures d’électricité cet hiver, Le Temps avec ATS, 7 août 2022.
(3) Office fédéral de l’énergie OFEN, Production et consommation totales d’énergie électrique en Suisse
2021, Disponible : https://www.bfe.admin.ch/bfe/fr/home/approvisionnement/statistiques-etgeodonnees/
statistiques-de-lenergie/statistique-de-l-electricite.html (Consulté le 04.10.2022)

(4) Office fédéral de la statistique, Tableau exportation et importation d’énergie électrique, Disponible :
https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/energie/approvisionnement.assetdetail.23104770.ht
ml (Consulté le 20.09.2022)
(5) Office fédéral de l’énergie OFEN, Statistique suisse de l’électricité 2021, page 4, Disponible :
https://www.bfe.admin.ch/bfe/fr/home/approvisionnement/statistiques-et-geodonnees/statistiques-delenergie/statistique-de-l-electricite.html (Consulté le 04.10.2022) (Annexe A)
(6) EDF, Le nucléaire en chiffres, Disponible : https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/l-energiede- a-a-z/tout-sur-l-energie/produire-de-l-electricite/le-nucleaire-en-chiffres (Consulté le 20.09.2022)
(7) Paloma Moritz, Entretien avec Nicolas Goldberg, PÉNURIE DE GAZ ET ÉLECTRICITÉ CET HIVER :
LA FRANCE N’EST PAS PRÊTE, Blast, Le souffle de l’info, 29 juillet 2022, https://www.youtube.com/watch?v=pOCSkGXDokM
(8) Émilie Massemin, Pourra-t-on compter sur les réacteurs nucléaires cet hiver, Reporterre, 6 septembre
2022
(9) Les barrages suisses, une réserve d’électricité fragile, Le Matin, 7 juillet 2022.
(10) David Haeberli, Les barrages fourniront une partie de l’énergie nécessaire si la Suisse venait à en
manquer l’hiver prochain, Le Temps, 6 septembre 2022.
(11) Richard Etienne, Du chauffage au transport, les vrais chiffres de la consommation d’énergie en
Suisse, Le Temps, 22 septembre 2022.
(12) Ram Etwareea, Gaz : Moscou piège l’union européenne, Le Temps, 6 septembre 2022.
(13) Fanny Scuderi, Guy Parmelin sur la menace d’une pénurie d’électricité : « Il faut éviter une dramatisation », Le Temps, 22 août 2022.
(14) Des centrales au pétrole ? Le Conseil fédéral y songe « en cas d’urgence », Le Temps avec l’ATS,
14 août 2022.
(15) Pénurie d’électricité cet hiver ? Les enjeux en cinq questions, RTS Info, 14 août 2022.
(16) Christophe Bourdoiseau, « On s’est fait piéger » : face à la crise énergétique, l’économie allemande
dans la tourmente, L’Express, 14 septembre 2022.
(17) Baptiste Morin, Énergie : cet échange gaz/électricité entre la France et l’Allemagne est-il vraiment un
tournant ?, Europe 1, 6 septembre 2022.

Annexe

Solde importateur/exportateur 2021 (en TWh), flux physiques.

Explorations en lien


Revue de presse
Lecture: 6 '