Qu’est-ce que le développement durable pour les architectes ?

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Thème(s)

Physique du bâtiment • Conception générale

Publication de l'article

Julien Jakubowski
Publié le: 29.05.2016
Révisé le: 27.07.2023

Sujets de l'article

Thème(s)

Physique du bâtiment • Conception générale

Publication de l'article

Julien Jakubowski
Publié le: 29.05.2016
Révisé le: 27.07.2023

Le développement durable est un concept flou. Pourtant, bien des praticiens de l’architecture et de la construction ont, à différents degrés, fait de cette notion un objet de réflexion ou de critique. Le livre Qu’est-ce que le développement durable pour les architectes rassemble ainsi une soixantaine de textes libres et personnels d’architectes et d’urbanistes (qui exercent principalement en France) sur le thème du développement durable dans l’architecture.

« Les labels voyagent mal »

Si tous les architectes qui ont contribué à ce livre approuvent la prise en compte des aspects environnementaux dans les projets, tous sont aussi extrêmement critiques envers la manière dont les enjeux soulevés par le développement durable sont traités aujourd’hui. Ils visent en particulier la trop grande importance donnée aux économies d’énergie et dénoncent le poids des normes et des labels. Car pour nombre d’architectes et urbanistes, toute pensée normative empêche de prendre en compte convenablement le contexte d’un projet et favorise des productions « hors sol ». Ainsi, Kilo Architecture juge que « les labels voyagent mal » et souhaite l’émergence d’approches « ultra-spécifiques, contextuelles et anti-génériques ». Dans un propos similaire, Alain Sarfati estime qu’il ne faut pas être normatif au-delà du raisonnable et proposer le contraire de ce à quoi on aspire, c’est-à-dire « plus de diversité, plus d’innovation, plus d’expérimentation, plus de liberté ». Pour DGLA, la normalisation ne permet pas de garantir la qualité du bâti, car aucun projet ne répond à une situation générique contextuelle ou programmatique.

Si certains visent directement les normes et les labels, certains dénoncent la pensée technique qui en serait responsable, à l’instar de François Leclercq, qui regrette « les bâtiments thermos aux petites fenêtres », en ajoutant que la pensée technique ne se soucie pas de plaisir. Dans la même veine, NLA critique les environnements entièrement normés et contrôlés et souhaite l’émergence d’une « écologie mentale » qui nous ferait accepter que le climat intérieur puisse varier au fil des journées et des saisons.

D’autres vont plus loin et impliquent la responsabilité des ingénieurs, comme Bernard Desmoulin, qui écrit : « La normalisation de certaines mises en œuvre n’est suscitée ni par l’intelligence ni par la réflexion, mais par l’autorité terrorisante du possesseur de logiciel ». Brenac + Gonzalez souhaitent que les modes de calcul évoluent pour devenir plus pragmatique et pour favoriser le résultat plus que la méthode. Enfin, pour Beckmann/N’Thépé, l’architecture devient source de batailles quand elle est ramenée à des calculs normés et des objectifs de performance, de certification et de subventions.

Enfin, beaucoup d’architectes axent leur critique directement sur les économies d’énergie, à l’image de Groupe-6, qui appelle à penser le « durable » comme une plus-value pour l’utilisateur plutôt que de le traduire uniquement en termes d’objectifs énergétiques.

Sous l’influence des normes et de l’approche des économies d’énergie, plusieurs architectes craignent que le développement durable en architecture devienne dogmatique. Ainsi, Alain Sarfati fait un parallèle entre l’échec des constructions des années 1950-1970 destinées à répondre à l’urgence du logement et une nouvelle « architecture durable » qui serait destinée à répondre à l’urgence du climat. Il dénonce les symboles stériles du « durable », comme la façade végétalisée. L’atelier Chaix & Morel tient des propos similaire en faisant le parallèle entre le développement durable aujourd’hui et « le Nutella, le remembrement agricole, la consommation, la foi dans le progrès et le nucléaire » hier. Ils notent également que la sémantique du développement durable appartient au registre moral : frugal, vertueux, économe. DGLA présent le danger que « la norme, valeur légale, se pare bien vite en valeur morale usurpée » et qu’il y ait un glissement « d’un cadre juridique à un cadre éthique ».

Une cible existentielle atteinte par une approche sans chiffres

Existe-t-il toutefois une façon juste de répondre aux enjeux soulevés par le développement durable dans le périmètre de l’architecture ? Marc Barani propose de méditer sur le Cabanon de Le Corbusier à Roquebrune-Cap-Martin : à 500 mètres d’une gare, un carré de 3.66 m x 3.66 m posé sur la pente, avec deux fenêtres, une grille de ventilation, pas de chauffage. Le cabanon aurait atteint bien des cibles environnementales mais, selon Barani, « la cible était en réalité existentielle ». Il évoque « la beauté et la puissance du lieu », « l’homme nu » et la volonté « de vivre avec le minimum pour construire sa liberté ». De son côté, DGLA se demande si le développement durable rend heureux et ajoute que la seule ambition qui ne soit pas vaine et qui ne relève pas d’un orgueil déplacé est de rendre les habitants un peu plus heureux dans les constructions. Enfin, Jean-Marc Ibos reproduit l’extrait du Petit-Prince où un marchand essaie de vendre au petit prince des pilules qui apaisent la soif et qui permettent ainsi d’épargner cinquante-trois minutes par semaine. Et le petit-prince de répondre : « Si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… ».

On peut alors se demander si une « approche existentielle et sans chiffres » ne serait pas plus garante du développement durable au sens noble du terme qu’une approche basée sur les économies d’énergie et les normes. Une réponse vient de Kengo Kuma, qui ne croit pas à un développement durable basé sur des données scientifiques. Pour lui, l’essence du développement durable est de vouloir construire un environnement agréable en tant qu’être vivant. Sa méthode consiste à éviter les « matériaux intimidants », et à être « attentif aux éléments qui aiguisent les sens : petits grains, morceaux de bois, cailloux ». Ne créer que des espaces qui s’accordent à notre sensibilité à l’exclusion de tous les autres.

Toujours dans le registre de l’approche « sans chiffres », le consultant Franck Boutté préfère inventer des « figures de conception » plutôt que prescrire des « objectifs chiffrés ». Il évoque par exemple les figures du « toit-nature », de la « structure capable », de « l’interface habitée » ou de « l’espace en plus partagé ». Enfin, Rudy Ricciotti part du principe que le durable est ce qui s’inscrit dans une chaine courte de production. Ainsi, il livre une heuristique de conception intéressante : « Admettons définitivement que, lorsqu’un édifice nécessite de gros besoins de main-d’œuvre, il réduit l’empreinte environnementale ». Une valorisation du travail plutôt que de la matière.

Du pilier énergétique au pilier social

Les questions d’intégration au contexte, de plus-value d’usage, d’utilisation de l’espace, etc. sont indiscutablement contenues dans le périmètre d’expertise de l’architecture et répondent au « pilier social » du développement durable. Ainsi, apparait l’idée que l’architecture a toujours contribué à un développement « durable », et cela bien avant que l’on parle d’économies d’énergie. Groupe-6, par exemple, estime que l’architecture durable doit être pensée pour l’usager avant tout. Elle doit être « contextuelle, située, prendre en considération les spécificités d’un lieu ». Elle doit permettre à l’usager « de reconsidérer son environnement immédiat, son monde, en se plaçant en position d’acteur ».

Atelier 9.81 propose des notions théoriques et pratiques pour favoriser le « mieux vivre ensemble ». Ainsi, ils développent l’idée d’unité de voisinage, où des espaces paysagers partagés favorisent le croisement des fonctions et la dissipation des limites des jardins privés, ou encore des cohabitations de 15 à 20 logements où les rencontres sont favorisées entre la place de parcage et le jardin, tout en respectant l’intimité. NLA réfléchit aux « espaces intermédiaires » (balcons, terrasses, atriums) où les conditions de confort ne seraient pas forcément maîtrisées mais où des « situations inédites » et « des usages nouveaux » pourraient naître.
La mixité des fonctions peut aussi générer des synergies qui soient à la fois énergétiques et sociales. Atelier 9.81, encore une fois, évoque les synergies sociales qui peuvent naître entre une crèche et une résidence pour personnes âgées. Babel + Prado propose d’exploiter la synergie énergétique entre les lieux utilisés le jour (bureaux, commerces) et utilisés la nuit (logements, hôtels).

La question de la ville

Comme l’écrit Alain Sarfati, la ville est l’objet privilégié de l’architecture. Les zones dites périurbaines émergent autour des grandes villes en Suisse et en France depuis les années 1980. Malheureusement, ce mouvement ne va pas sans un accroissement envahissant d’une mobilité individuelle très polluante.

La densification de la ville représente une bonne réponse pour nombre d’architectes et urbanistes qui ont contribué au livre. « Il faut imaginer des villes plus denses pour éviter l’étalement des réseaux de transport », écrivent Lipsky + Rollet. Se pose alors la question de rendre la densité acceptable. Anne Démians propose de déplacer les zones denses à l’intérieur des villes pour créer des espaces de respiration. Les espaces libérés par les démolitions pourraient accueillir des espaces verts, tandis que d’autres bâtiments seraient surélevés. Arte Charpentier s’intéresse à la question esthétique, en proposant de mettre en scène les « impératifs environnementaux ». Ils donnent les exemples du cheminement de l’eau dans un terrain en pente douce et d’une esplanade composée d’un sol nervuré de rigoles. Ils proposent l’utilisation du végétal pour souligner l’ordonnancement de la ville mais aussi pour briser la continuité minérale et ménager des respirations dans le tissu urbain. Gaëtan Le Penhuel observe que l’impression de densité provient souvent de l’insuffisance de lieux publics, de squares et de jardins.

A la notion de densité, Atelier 2/3/4 préfère la notion d’intensité, qui consiste à intensifier les échanges humains culturels et commerciaux. Pour eux, l’intensité ne dépend pas de la densité, mais « de la manière dont on manie le rapprochement et l’ouverture ». L’intensité est donc « hétérogène ».

Enseignements pour un physicien du bâtiment

Les opinions exprimées dans ce livre semblent être de nature à questionner le rôle des physiciens du bâtiment et autres consultants-ingénieurs dans les projets d’architecture. Les ingénieurs ne seraient-ils qu’un mal nécessaire pour permettre aux architectes de composer avec les normes et labels ? Ou bien peuvent-ils apporter une réelle plus-value en développant des approches de conception non-normatives, voire « sans chiffres », qui font la part belle aux matériaux localement disponibles, aux savoir-faire régionaux, aux heuristiques de conception, à une utilisation raisonnée des approches calculatoires ? Poser la question c’est-y répondre.

Référence

Qu’est-ce que le développement durable pour les architectes ? Ouvrage collectif, 225 pages, Archibooks + Sautereau Editeur, 2015.