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La ville évanescente, publié en 1932 par l’architecte Frank Lloyd Wright (1867 – 1959), est considéré comme un manifeste du désurbanisme. Ce texte s’ouvre sur une critique de la grande ville contemporaine pour déboucher sur le développement d’une idée délirante – celle de Broadacre City – qui préfigure certains traits de l’étalement périurbain que nous connaissons aujourd’hui.
La métropole américaine de 1930 selon Wright : l’enfer
Au début des années 1930, les quartiers de Manhattan, Brooklyn, le Bronx et la ville de Chicago, pour ne citer que ces exemples, sont plus peuplés que jamais. Le manque de terrains constructibles et la disponibilité de nouvelles techniques favorisent la densité et l’émergence de bâtiments de grande hauteur, de tours, de gratte-ciels.
Cette réalité est le point de départ objectif de la critique que fait Frank Lloyd Wright de la grande ville américaine au début de son ouvrage. Pour lui, le théâtre de la ville dense favorise les rapports aliénants entre les individus. L’habitant de la ville est happé par le monde urbain, où le souci d’être approuvé par autrui remplace le bonheur authentique qu’il a pu expérimenter quand il vivait en prise directe avec les éléments naturels. Wright oppose donc à l’idée de la ville contemporaine l’idée de la campagne, qui pourrait presque être confondue, sous sa plume, à l’idée de la nature originelle et accueillante où l’individu peut s’épanouir en toute liberté.
La superficialité de la ville est pour Wright renforcée par trois mécanismes économiques qui favorisent ce que l’on appellerait aujourd’hui les inégalités : le loyer de la terre, c’est-à-dire la valeur foncière engendrée par l’accroissement de la communauté urbaine et détenue « fortuitement » par quelques individus ; le loyer de l’argent, c’est-à-dire l’intérêt sur les emprunts ; enfin, la plus-value de la machine, c’est-à-dire le gain amassé grâce à la fabrication et la vente des machines. Ces trois réalités génèrent des « satellites en cols blancs » et des « vendeurs ». Pour être maintenu, ce système économique requiert également un gouvernement ad hoc rallié à la cause des « mentors » de la ville.
C’est donc une charge contre le capital, la rente, l’aliénation des individus et le commerce que livre Wright dans la première partie de son ouvrage.
La cause de l’individu
Wright tente alors d’opposer à la vie urbaine un autre modèle d’urbanisme et d’architecture : Broadacre City. Au fur de la présentation de cette utopie, Wright mène une réflexion intéressante à propos du rapport entre, d’une part, la vie au sens large (du quotidien aux grandes aspirations) et, d’autre part, l’urbanisme et l’architecture. Il se demande par exemple dans quelles conditions le bâti est capable de dépasser le stade de base arrière pour permettre à l’individu de se libérer et de se réinventer. Pour lui, l’architecture est d’avantage qu’un processus qui s’achève par la construction d’un bâtiment. C’est un processus qui se doit d’interroger la vie et le monde de ceux à qui le bâti est destiné.
L’évanouissement par la voiture et le pétrole
Broadacre City est caractérisée par un étalement spatial tellement poussé qu’il supprime la notion de concentration relative, qui est l’un des traits de la ville. Ainsi, la ville s’évanouit. Le territoire devient une sorte de gigantesque campagne, avec ses champs cultivés et ses fermes. Les habitations sont reliées entre elles par un réseau de routes, d’autoroutes et même de super-autoroutes. A la croisée des chemins, on y trouve des commerces, des écoles et des hôpitaux. On imagine alors le Midwest américain, les supermarchés accessibles en voiture (mais pas à pieds), ou même certaines zones du Gros-de-Vaud, où nombre de personnes dorment chaque soir après une journée de travail à la ville.
Le recours massif et assumé à la voiture et au pétrole que préconise Frank Lloyd Wright est justement l’un des éléments du livre qui peut le plus interpeler les personnes intéressées par la problématique de l’énergie aujourd’hui.
Wright estime que les moyens de transport génèrent dans la ville des années 1930 « une confusion qui n’est plus nécessaire ». Il dénonce une concentration « anormale » et une circulation « accélérée et douloureuse ». Au « métro malsain », il oppose bien-sûr l’automobile, qui « change les valeurs spatiales de l’homme ». Il loue « les agents de la nouvelle liberté » dont font partie le moteur à explosion et le pétrole. S’il appelle à éviter le gaspillage des ressources et à limiter les va-et-vient (« le propre de la centralisation »), il imagine tirer du pétrole toute l’énergie nécessaire au bon fonctionnement de Broadacre City. C’est donc une croyance inconditionnelle en l’automobile qu’il expose ici.
Vu d’aujourd’hui
Les critiques de Broadacre City n’ont pas manqué au XXème siècle. Certaines sensibilités y ont vu une utopie totalitaire, un fantasme du retour à la nature ou encore une approche du « tout bagnole » dont on voit aujourd’hui les limites.
Il est aujourd’hui admis que l’étalement périurbain a généré en Occident un accroissement global de la mobilité individuelle et des besoins associés en énergie. En cela, Frank Lloyd Wright avait vu juste, en anticipant d’une part ce mouvement et d’autre part la problématique de l’énergie et du pétrole. Parallèlement à l’étalement périurbain, on observe dans de nombreuses villes un retour au métro (Lausanne), au tramway (Genève), au vélo (Paris) et autres moyens de mobilité douce. Même s’il n’y a jamais eu autant de voitures dans le monde, il semblerait que le nombre de voitures amorce une décroissance constante dans les centres urbains, à l’image de Paris intra-muros. Ainsi, deux mouvements semblent coexister. D’un côté l’étalement au moyen de la voiture, de l’autre la concentration avec l’usage de la mobilité douce. Ces deux mouvements, toutefois, ne sont absolument pas contraires. En effet, l’étalement périurbain, même s’il prend parfois des airs de Broadacre City, se construit et se définit toujours par rapport à la ville.
La ville ne s’est pas évanouie, et il semble bien qu’elle ne soit pas prête à le faire !
Références
Frank Lloyd Wright : La ville évanescente, 1932, Traduction et introduction de Claude Massu, Infolio, Collection Archigraphy Poche, 2013, 170 p.
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