Abondance et liberté, de Pierre Charbonnier

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Thème(s)

Écologie et société • Capitalisme • Idées environnementales • Matières premières • Militantisme • Réchauffement climatique • Révolution industrielle

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Julien Jakubowski
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Avec Abondance et liberté. Histoire environnementale des idées politiques, le philosophe Pierre Charbonnier propose d’interpréter la crise écologique et les mutations politiques contemporaines par une analyse des pensées politiques passées. Allant au-delà d’une simple histoire de l’écologie politique, il utilise « l’expérience géologique et écologique comme révélateur d’une énigme à reconstituer » pour développer une « histoire environnementale des idées politiques ».

Introduction

Pierre Charbonnier débute son ouvrage en établissant un parallèle entre la vitesse des dégradations écologiques et la vitesse des mutations politiques et sociales contemporaines. Alors que la concentration de CO2 atmosphérique atteint aujourd’hui 410 ppm après être restée sous la barre des 300 ppm durant l’intégralité de l’histoire humaine préindustrielle, et que la biomasse des insectes volants ait été réduite de 76 % lors des vingt-sept dernières années, le monde a vu, dans une fenêtre de temps tout aussi réduite, l’émergence de contestations sociales qui mettent en question l’état de la terre, et des moments politiques qui signent la désagrégation de l’ordre libéral. En citant les exemples d’évènements climatiques extrêmes qui ont affecté des pans entiers de la population, il fait remarquer que la vulnérabilité climatique a révélé des inégalités sociales.

Pour analyser les rapports entre la crise écologique et les idées politiques, l’auteur propose une méthode philosophique et historique qu’il résume comme suit : « pour comprendre ce qui arrive à la planète, ainsi que les conséquences politiques de cette évolution, il faut revenir aux formes d’occupation de l’espace et à l’usage de la terre en vigueur dans les sociétés de la première modernité occidentale ». Ainsi, pour comprendre l’état présent de la situation écologique et politique contemporaine, que l’auteur caractérise pêle-mêle par :

  • les empires pétroliers ;
  • les luttes pour la justice environnementale ;
  • l’impératif écologique et l’incapacité de nos sociétés à poser des contraintes à l’économie au nom de la protection de nos subsistances et de nos idéaux d’égalité ;
  • les débats sur la biodiversité, la croissance, le statut de la nature sauvage ;
  • les formes de légitimation de l’autorité politique, la définition des objectifs économiques et les mobilisations populaires pour la justice ;
  • le sens que nous donnons à la liberté ;
  • les processus d’émancipation) ;

il convient de revenir à une histoire matérielle de la pensée politique, et traiter notamment :

  • de l’agronomie ;
  • du droit ;
  • de la pensée économique des 17ème et 18ème siècle (Grotius, Locke, les physiocrates, Smith) ;
  • de la question sociale du 19ème siècle ;
  • de la façon dont l’industrie a affecté les représentations collectives de l’émancipation ;
  • de la longue histoire au cours de laquelle nos conceptions sociales et la matérialité du monde ont été construites ensemble ;
  • de l’histoire matérielle du monde dont les sols, les sous-sols, les machines et l’appropriation du vivant ont constitué les « leviers décisifs » ;
  • et finalement, de la notion d’abondance matérielle.

Charbonnier entend au final répondre aux questions suivantes :

  • Comment la construction juridique et technique d’une société de croissance, c’est-à-dire d’abondance, a défini le sens que nous donnons à la liberté ?
  • Comment les luttes pour l’émancipation et l’autonomie politiques se sont appuyées sur l’usage intensif des ressources pour se déployer ?
  • Que nous apprend une histoire matérielle de la notion de liberté au sujet des transformations politiques actuelles ?

Pierre Charbonnier présente un découpage de l’enquête en trois blocs historiques séparés par deux mutations écologiques et politiques : premier bloc, la modernité préindustrielle ; première mutation, l’avènement des énergies fossiles ; deuxième bloc, le monde industriel et mécanique ; seconde mutation, la dégradation de l’état géologique et écologique de la planète ; et enfin le monde d’aujourd’hui.

Avant d’entamer l’enquête, l’auteur annonce son intention de faire du livre une contribution « à la politisation du problème écologique […] et à la réflexion […] sur ce qu’est en train de subir le paradigme moderne du progrès ». Il s’agit donc de déterminer quelles questions politiques la prise en compte – ou l’ignorance – de la crise écologique peut poser, et la manière dont les expériences, les croyances et les valeurs rattachées à la notion de progrès peuvent être remises en cause. Car deux positions alimentent le paradigme du progrès aujourd’hui. La première tient pour vraie l’idée selon laquelle l’utopie libérale – que l’on peut caractériser par le triptyque capital-technologie-valeurs morales centrées sur l’individu – a permis de tirer l’humanité de sa condition matérielle difficile. Naturellement, cette idée déprécie toute nouvelle orientation politique à but écologique qui pourrait dégrader les conditions matérielles, et donc une certaine idée du progrès. La seconde position, portée par une grande partie des écologistes, apparait en miroir. Il n’est par conséquent pas possible aujourd’hui de qualifier la modernité de catastrophe, ni de progrès. La Chine a vu l’émergence d’une importante classe moyenne, et souffre en même temps de la pollution, de la discipline ouvrière et d’un État répressif. La « politisation adéquate de l’écologie » se situe donc entre l’« enthousiasme angélique » et les « sombres prophéties ». Il convient de revoir le sens donné à la liberté quand ses dépendances écologiques et économiques mettent en suspens sa perpétuation.

Par cette introduction, l’auteur, de manière directe ou indirecte, définit certaines notions et établit certaines équivalences. Ainsi, les « rapports collectifs aux choses », que l’on peut comprendre comme les rapports matériels entre les sociétés et leur environnement, sont définis par l’« usage du monde », le « rapport (moderne) à la terre », les « formes d’occupation de l’espace », la « souveraineté territoriale de l’État » et les tentatives « de conquête et d’amélioration des sols ». De plus, les idées politiques auraient toujours pour but l’émancipation des individus et l’accroissement de la liberté.

Critique de la raison écologique

L’étoffe de la liberté

Dans ce paragraphe, Charbonnier propose implicitement un paradigme de la liberté. Il la définit notamment comme la « capacité à se soustraire aux aléas de la fortune et du manque qui humilient l’humain ». La liberté protège contre l’arbitraire du pouvoir et apporte la justice économique et environnementale. Elle peut porter sur des champs particuliers, comme la liberté de conscience, ou la liberté de l’industrie et du commerce. Enfin, la liberté nécessite certaines formes d’égalité entre individus.

Les nouvelles luttes sociales, qui sont de plus en plus caractérisées par une demande de justice environnementale et par une dénonciation « régime productif » comme impasse politique et écologique, considèrent le sol – que l’on peut comprendre ici comme l’environnement, ou comme la réalité géologique et écologique dans son ensemble – comme l’un des principaux enjeux. Il existe donc désormais un enchâssement entre luttes politiques et luttes environnementales, ainsi qu’une mise en évidence d’un arrangement entre organisation territoriale, intensité productive, autorité des sciences, héritage colonial et autres facteurs. Cet arrangement met en question le sens que l’on donne à la liberté, notamment la liberté de l’industrie – l’industrie fournit des biens matériels, mais pollue –, et montre les connivences entre politique et économie – les lobbies ont le pouvoir d’acheter les politiques. La « tâche interprétative » des évènements politiques contemporains doit donc penser ensemble l’ordre politique et l’ordre écologique, c’est-à-dire jeter un pont entre les inégalités socio-économiques et les catastrophes environnementales, ou encore « établir un lien entre l’effondrement démocratique de nombreux États et le soutien apporté par ces derniers aux entreprises extractives. Et en conséquence, apparait une tension entre les nouveaux impératifs écologiques et « ce qui nous est le plus cher, la liberté absolue et inconditionnée ». C’est cette tension, plus qu’un hypothétique manque d’information sur l’état de la planète, qui est à la source de l’inertie de notre monde.

Devoir affirmer que politique et écologie sont superposées présuppose que cette superposition est contestée. Cette contestation apparait d’ailleurs dans la pluralité idéologique des mouvements qui se réclament de l’environnement (finance verte, écologie intégrale de nature conservatrice, etc.). Il y a « des noces tardives entre les modernes avec la nature qui se font à ce jour dans une certaine confusion ». Est en question la manière dont les économies devront être décarbonées. Il s’agit de redéfinir la société, de réarranger les rapports de domination, et de requalifier les attentes de justice. L’abondance et la liberté, qui ont longtemps marché main dans la main, pourraient désormais s’opposer. Charbonnier identifie trois alternatives pour dénouer les nouvelles tensions entre abondance et liberté : (1) abandonner les idéaux d’émancipation, c’est-à-dire instaurer une forme d’écologie autoritaire ; (2) jouir des derniers instants de liberté, c’est-à-dire admettre une forme de liberté sans lendemain ; (3) enfin, de manière plus optimiste, réinventer la liberté à l’âge de la crise climatique.

L’autre histoire. Écologie et question sociale

La « question sociale » est une expression née pendant la Révolution industrielle qui désigne la tension entre l’accroissement du bien-être matériel et la diminution de l’égalité socio-économique, ou tension entre la croissance et la répartition des bénéfices. Charbonnier entend regrouper l’écologie et l’histoire sociale. Pour ce faire, il propose de revisiter les pensées libérales et socialistes, non pas pour « dissoudre les enjeux écologiques dans une confrontation ancienne », mais pour redonner à ces deux pensées une « consistance matérielle ». L’impasse écologique est ainsi requalifiée comme un héritage de la question sociale.

L’auteur relève au passage que le trait central des sociétés qui se veulent modernes est de concevoir le « social » comme un champ autonome, c’est-à-dire un espace qui produit sa propre historicité et qui réfléchit sur lui-même. Cette autonomie a permis la constitution du « social » comme objet scientifique identifiable (et donc l’émergence des sciences sociales), mais aussi comme actrice d’une société démocratique. Le « social » est donc à la fois objet d’étude, méthode d’analyse et agent d’influence.

Pour une histoire des idées environnementales

Pierre Charbonnier identifie deux formulations du problème écologique en philosophie. Le premier, qu’il appelle « modèle séparatiste », consiste à construire une hiérarchie des valeurs dominantes en faveur d’un rééquilibrage entre humains et non-humains (par exemple au moyen de principes) et de convaincre le plus grand nombre du bien-fondé de cette hiérarchie. Mais la philosophie se contente ici de mettre en forme des convictions préexistantes pour les justifier, alors qu’elle devrait plutôt observer et susciter des transformations dans les pratiques. Elle établit également une distinction entre un ensemble de concepts considérés comme « écologistes » et un autre ensemble de concepts qui ne le seraient pas. Il convient de renoncer à ce séparatisme, sous peine de voir l’efficacité de la pensée dépendre de la « conversion » du plus grand nombre à l’écologie.

Charbonnier propose une formulation alternative consistant à utiliser les relations entre nature et société comme « analyseur » des idées politiques qui ont émergé au cours de l’histoire. Le corpus d’idées politiques que la formulation alternative permet de traiter est beaucoup plus vaste, car il regroupe toutes les idées qui traient des relations entre nature et société, que ces idées soient ou non orientées « vers la constitution d’un idéal normatif environnemental ». Par ailleurs, l’enquête historique des idées politiques n’est plus guidée par la ressemblance doctrinale, mais seulement par les transformations qui affectent directement ou indirectement la relation entre nature et société dans la pensée.

Subsister, habiter, connaître

Selon Charbonnier, la notion de nature doit faire partie des concepts à analyser, et non des analyseurs neutres permettant de passer au crible les relations entre humains et non-humains. Mais il n’y a pas d’option sémantique satisfaisante pour qualifier la nature. Il est ainsi possible de la désigner par les expressions de « milieu », d’ « environnement », d’ « écosystème », ou de « monde non-humain ».

La solution pourrait être de briser la notion de nature en morceaux plus fins au gré des besoins en remarquant que la prise en charge collective du monde matériel se décline selon trois modalités principales : subsister, habiter et connaître. La subsistance relève aujourd’hui de l’économie et se retrouve reléguée au second plan (soit comme un préalable à l’économie véritable, soit comme une sphère comme une autre susceptible d’être organisée par le marché). Toutefois, comme la subsistance relève du monde matériel, elle ne peut pas se laisser réduire au simple jeu des intérêts individuels, comme les théories économiques néoclassiques l’entendraient. De la subsistance dépendent la reproduction du collectif, son milieu de vie ainsi que les conditions et la qualité d’existence. Selon Charbonnier, l’ordre politique prétend s’édifier sur des procédures symboliques mettant en jeu la volonté plutôt que la nécessité, ce qui peut rendre paradoxal le fait de mettre les questions de subsistance au centre de la réflexion politique. Mais l’auteur indique qu’une lecture attentive des théories politiques qui ont accompagné la modernisation invite à reconsidérer cette prétention de l’ordre politique. Ce dernier pourrait en réalité s’être édifié sur des procédures mettant en jeu le besoin. Les transformations agro-alimentaires et énergétiques ont influencé les politiques et morales aujourd’hui reconnues par l’histoire des idées et cela parce « réflexivité politique et réflexivité matérielle sont constamment entremêlées ». [Le réflexivité, dans les sciences sociales, est la capacité d’appliquer les outils d’analyse à sa propre analyse, et de reconnaître que l’analyse est à la fois observatrice et agente d’influence de l’objet étudié.]

L’habitation porte sur deux modalités du rapport social à la nature : la territorialité et la sécurité. La territorialité marque la corrélation, voire le lien de cause à effet, entre, d’une part, des variables socio-économiques comme le niveau de richesse, l’identité, l’appartenance et la culture, et, d’autre part, la situation géographique. La géographie d’une ville peut ainsi être rattachée aux inégalités socio-économiques. L’espace apparait comme « une coordonnée abstraite de l’existence collective ». La sécurité désigne le fait de se protéger face aux éléments et de stabiliser les relations avec le milieu. Les personnes exposées aux risques industriels étaient souvent les personnes dépossédées des moyens de production. Ainsi, il existe un lien étroit entre sécurité et propriété, deux notions qui ont toujours été au centre des attentes politiques modernes. Aujourd’hui, l’insécurité climatique met à nouveau en évidence le lien entre l’expérience de l’espace et le rapport au risque.

Les rapports collectifs à la nature qui relèvent de la connaissance ont beaucoup été dénoncés par les critiques que l’on qualifiera grossièrement d’écologistes, ou de technocritiques. Selon leur détracteurs, ces rapports réduiraient en effet la nature à un statut instrumental, par les sciences expérimentales et leurs applications technologiques. Sous ces critiques, se cache l’idée de l’existence d’un être-au-monde antérieur et oublié qu’il convient de promouvoir au rang de priorité morale. Selon Charbonnier, tous les processus d’abstraction des choses perçues (« systèmes catégoriels ») ne relèvent pas de la science, mais tous ont pour fonction d’articuler l’autorité scientifique (ce qu’il est des choses) et l’autorité politique (comment les humains doivent être gouvernés). Ainsi, toutes les décisions en matière d’encadrement de la nature sur les plans économique et territorial ont été prises en lien avec les institutions scientifiques. Ceci explique une caractéristique du monde moderne, qui est la présence des scientifiques dans les controverses sociales. L’agronomie, la démographie, la biologie et les sciences de l’ingénieur ont joué un rôle central dans l’organisation politique et matériel des sociétés modernes (rendre le territoire productif, normaliser, quantifier, classifier). Les sciences expérimentales ont un rôle fonctionnel, mais représentent aussi un exemple de progressisme que les penseurs modernes promeuvent et dupliquent dans la sphère sociale. La connaissance du monde est donc très liée à la modernisation : (a) il y a une autorité « scientifique » qui intervient dans la vie sociale ; (b) les modernes ont pour ambition d’être dépositaire d’un savoir universel ; (c) la manière dont le social se connaît influence la connaissance du monde.

Autonomie et abondance

La libération vis-à-vis d’ « autorités transcendantes extérieures et supérieures » – Dieu, le Roi et la Providence – a laissé place à la dépendance radicale à l’égard de la matière. Toutefois, si le corps social doit toujours emprunter au monde, il a pu rêver s’affranchir de ces servitudes. La pensée politique traduit cette tension et se prononce toujours sur des rapports à la nature qu’elle juge possibles, valides et préférables. La crise actuelle, qui n’est pas causée par une intuition floue de notre vulnérabilité, ni par l’émergence tardive de notre conscience du risque écologique, mais par une certaine confusion dans le débat sur les idéaux d’abondance et d’autonomie, motive le réaménagement de la modernité.

Charbonnier identifie un paradoxe dans le fait que, depuis au-moins trois siècles, le destin commun se joue en large partie dans les « opérations de qualification, de transformation, d’exploitation du monde matériel », et que le monde est en même temps incapable de s’approprier ces opérations pour identifier le meilleur des arrangements possibles. De ce paradoxe apparaissent deux approches de l’étude de modernité : d’un côté, l’approche consistant à voir dans la modernité un phénomène technique signé par un arrangement entre humains et non humains, de l’autre côté, celle d’y voir une construction institutionnelle pure où les humains sont les seuls objets. La coexistence de ces deux approche forme un nœud épistémologique intenable, dans la mesure où elle encourage une ignorance mutuelle de l’histoire de la modernisation sociopolitique, de l’économie et du droit d’un côté, et de l’histoire des sciences et des techniques d’un côté. Il s’agit alors, au point de vue philosophique, de comprendre les frictions entre ces deux « massifs épistémologiques », et en particulier de savoir comment les « arrangements entre humains et non-humains » ont affecté la modernité. Il en va, selon l’auteur, de notre compréhension des enjeux politiques contemporains.

Charbonnier identifie deux idéaux directeurs de la modernité qui donnent au livre son titre : l’abondance et la liberté, cette dernière étant comprise comme autonomie individuelle et collective. La volonté de modernisation s’exprime sous la forme d’injonctions tournées vers ces deux idéaux ; c’est la « césure moderne ». Le projet modernisateur possède plusieurs caractéristiques :

  • il peut prendre une forme utopique (sciences, technologies), ou austère (travail, principes d’économie) ;
  • il est de grande ampleur (25 % de la biomasse produite annuellement sur notre planète est transformée en marchandises) ;
  • il prétend améliorer les conditions d’existence (croissance, développement, etc.) et fait de cette capacité un argument d’adhésion du plus grand nombre.

L’auteur entreprend de définir l’abondance et de déterminer le sens que l’on peut lui donner. Il en identifie ainsi trois visages.

Selon son premier visage, décrit par des économistes tels que J. M. Keynes, J. S. Mill, l’abondance constitue l’ « annonce d’une élimination de la pression des besoins », de l’ « obsolescence motif de survie dans l’agir humain ». Elle encourage la réorientation de la pulsion économique dans un « esprit de loisir » et l’usage non productif des instincts « acquisitifs ». Le caractère utopique de ce visage apparait quand l’on remarque que la réduction du temps de travail n’a pas réduit notre attachement à l’économie.

Selon son deuxième visage, pensé par des auteurs tels que M. Weber, l’abondance s’identifie à une exigence de disposition au travail, de discipline, de contrôle rationalisé des désirs et des dépenses. Usant de ressorts éthiques, religieux et sociaux (voir par exemple le rôle du protestantisme dans l’essor du capitalisme), elle ne vise plus la libération du temps et l’élimination de l’économie, mais au contraire la pénétration de l’économie dans l’ensemble des sphères de notre existence. Elle exige alors un sacrifice moral que l’auteur estime difficilement recevable.

Selon son troisième visage, l’abondance se présente comme une injonction politique visant l’autonomisation de l’économie et du libre-marché. L’allocation des richesses définie par le marché. Les individus sont répartis, ou classés, en fonction de leur accès aux moyens de production et de leur participation à la construction de la nouvelle société industrielle. L’abondance ainsi organisée entretient le motif du manque chez les acteurs économiques et dresse les nations les unes contre les autres. La guerre passe de moyen d’accès aux ressources à moyen d’accumulation de puissance et de supériorité, accumulation qui serait le véritable motif de l’économie.

Charbonnier appelle à ne pas réduire l’aspiration à l’abondance à une succession de faits empiriques individuels et spontanés, à une opposition entre défenseurs et objecteurs, à un hybris coupable, ou encore à une simple aspiration au bien-être matériel. Elle découle de raisons politiques qui ont l’ont rendue désirable et se trouve enchâssée dans une rationalité politique irrésistible.

Cette rationalité politique de la modernité s’appelle l’autonomie et présente trois niveaux de gradation :

  • lutte contre les entraves qui s’opposent à la réalisation de la volonté individuelle ;
  • désir d’émancipation se concrétisant par la reconnaissance des droits civils et l’instauration de protections garantissant la participation pleine et entière au collectif ;
  • l’autonomie comme ambition pour un groupe de se donner sa loi et sa norme.

En poursuivant l’idéal d’autonomie, la société ne doit sa réalité à rien d’autre qu’elle-même, elle se « [créée de soi par soi ] ». Elle demeure contrainte par des limites matérielles, mais jamais au point d’être freinée dans sa progression.

Selon Charbonnier, l’enjeu n’est pas de découvrir des principes d’organisation purement naturels – recherche qui a animé les débats sur la liberté –, mais de définir des lois adaptées à l’état naturel de la société, état affecté par les formes de division du travail et par les valeurs morales et religieuses. L’auteur mentionne quelques sources de l’idéal de liberté, tout en admettant ne pas pouvoir revenir sur la totalité :

  • atténuation du clivage féodal entre élite aristocratique et peuple suite à l’émergence de la bourgeoisie ;
  • les Lumières, qui critiquent l’arbitraire du pouvoir et sa corruption, promeuvent une conception contractuelle des relations d’interdépendance politique, et entendent éliminer les hiérarchies statutaires et de conditions ;
  • au 19ème siècle, les révolutions, les mouvements d’émancipation, les droits de l’homme, et l’émergence de la classe ouvrière, avec une thématisation de l’égalité, de la liberté et de la propriété ;
  • l’émergence des républiques bourgeoises du 20ème siècle, avec les gouvernements, les mécanismes de représentation, les garanties constitutionnelles, et la conception dominante que se fait le corps collectif de lui-même à partir de l’âge moderne.

L’autonomie est aussi caractérisée par ses « marges » :

  • la réduction des périphéries coloniales à l’esclavage ;
  • la condition des femmes ;
  • la captation des ressources naturelles.

Mais Charbonnier appelle à ne pas faire une contre-histoire de l’autonomie en pointant ses contradictions, car la modernisation ne saurait constituer une référence théorique suffisante. Il propose plutôt d’admettre la coexistence des idéaux d’abondance et de liberté, de considérer leurs relations. Et de renoncer à voir dans la liberté un axe d’orientation cohérent et monolithique de l’histoire, pour rechercher plutôt une unité et un compromis avec son alter ego, l’abondance. Il ébauche alors les étapes principales de l’histoire des relations entre abondance et liberté :

  • l’autonomie politique est appuyée sur la perspective de la prospérité matérielle ;
  • l’abondance soutien un projet d’émancipation juridique des individus et des groupes, car sans elle, la liberté aurait été mois désirable ;
  • durant la seconde moitié du 19ème siècle, émergence d’une classe moyenne, apparition de pratiques de consommation, succès de la pensée utilitariste, promotion de motivations hédonistes, démocratisation du capitalisme, vu comme moyen de libération des individus ;
  • au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, association de la croissance à la démocratie, mais aussi instauration d’asymétries écologiques, militaires et juridiques entre l’Europe et ses « marges », et convergence de la lutte contre les asymétries et la lutte contre le colonialisme ;
  • aujourd’hui, remise en cause de la polarité entre liberté et abondance compromettant sa capacité à orienter l’histoire de manière durable (controverses sur les limites de la croissance, sur le bien-fondé des indicateurs de richesse, sur le bénéfice social et économique du développement, réduction des questions environnementales à des mesures de politique fiscale et de gestion rationnelle d’actifs environnementaux).

Selon Charbonnier, « une politique écologiste se définit par un engagement à mieux comprendre la formation et la dissolution de [la polarité entre abondance et liberté] et par sa capacité à prendre acte de son épuisement pour chercher de nouvelles énergies politiques ».

Souveraineté et propriété. La philosophie politique et la terre

Les affordances politiques de la terre

Pierre Charbonnier démarre ici le récit conceptuel dont il a décrit le plan et la méthodologie dans les chapitres précédents. Il choisit pour cela de remonter au 17ème siècle, tout en se demandant s’il n’aurait pas fallu remonter plus loin encore. Il relève que dès cette période, la pensée politique est gorgée de réflexions sur la conquête de nouvelles terres, sur leur partage, sur l’amélioration de leur exploitation et sur les règles de leur usage, mais il est alors impossible de différencier la mise en ordre du monde et la recherche des normes justes.

L’auteur s’arrête sur deux concepts centraux de la pensée politique moderne : la propriété et la souveraineté, et énonce l’idée selon laquelle leur élaboration « se confond en réalité avec la prise en charge de la nature ». Les premiers développements de la pensée politique moderne ne voyaient pas de séparation entre la politique et le territoire. Autrement dit, ils ne portaient pas seulement sur la constitution d’un État de droit et sur la genèse du sujet politique autonome, mais concrétisaient aussi une attention bien informée pour la subsistance et l’habitat. Le travail de construire un espace commun pour tous les hommes sous l’autorité de la loi, qui relève de l’économie, de la géographie, et de l’écologie, a été celui des juristes et des philosophes, faut d’un découpage adéquat des champs de la connaissance à l’époque.

La propriété et la souveraineté sont deux notions qui relève de la « rationalité domaniale ». La propriété est un dispositif d’assignation de l’individu à une portion de l’espace (dominium). La souveraineté est la version étatique de la propriété (imperium). L’application pratique de ces dispositifs/notions vise en premier lieu à conquérir et à améliorer les terres, c’est-à-dire donner une loi à des terres et accroître la capacité productive de ces dernières.

Charbonnier introduit alors la notion d’ « affordances politiques de la terre », qu’il définit comme l’ensemble des prises offertes par les caractéristiques de la terre à l’imagination politique et juridique. Ces affordances peuvent prendre la forme de contraintes structurelles (limite, disputes) ou accidentelles (relief, barrières naturelles, qualité des terres, présence de ressources, etc.). Elles ont pu être mises en évidence par les « grandes découvertes », l’ouverture des routes commerciales, ou encore le développement des techniques de mise ne valeur du sol. La politique met en place des règles sur un territoire donné, et utilise les affordances de la terre pour imaginer des partenariats et concevoir des principes de solidarité.

Nous pensons aujourd’hui que l’histoire politique de la nature a émergé récemment à la lumière des relations pathologiques qu’entretient la société avec son milieu, mais comme en témoigne Le Droit de la guerre et de la paix, de Grotius (1625), qui présente un ensemble de dispositifs juridiques qui procèdent de l’occupation du territoire, l’histoire politique de la nature aurait, selon Charbonnier, commencé bien avant le 20ème siècle.

L’auteur commence par se demander ce qui a changé dans la culture européenne chrétienne pour que propriété et souveraineté deviennent des concepts clés d’une « nouvelle rationalité politique ». Dès le 16ème siècle, en conduisant les affaires économiques, monétaires et militaires par des moyens techniques et administratifs de plus en plus élaborés, les États prennent le pas sur les fiefs féodaux. De moyens, les politiques commerciales deviennent des buts, des raisons d’être de ces États. C’est ainsi que naît le mercantilisme. Parallèlement, les relations entre autorités politiques et autorités religieuses se desserrent. Les guerres civiles religieuses, dont la guerre de Trente Ans marque l’apogée, aboutissent au déclin des empires et au renforcement de nouvelles entités territoriales issues de la dislocation. Le salut des âmes n’est plus du ressort des États. La gestion des États et des relations entre États est désormais subordonnée à des engagements juridiques. Les États endossent par conséquent davantage de responsabilité, car il n’y a plus de dessin surnaturel garanti par l’Église. La fin du 16ème siècle et le début du 17ème est perçue, en Europe, comme une période de troubles, de persécutions et de pertes de repères intellectuels. Il y a notamment un changement du rapport au temps (apparition d’une profondeur historique) et l’émergence d’une conscience que l’on appelle aujourd’hui « moderne », avec la formation des idéaux de progrès, de perfectibilité indéfinie, d’accomplissement historique. Cette nouvelle réflexivité politique possède comme caractéristique de faire de la terre, des mers et de l’espace en général le support des concepts relatifs aux conflits et à leur résolution. C’est ainsi que les nations européennes mettent en place des engagements juridiques mutuels, mais pas vis-à-vis des élites locales préalablement installées.

Charbonnier se demande si ces mutations ont finalement grand-chose à voir avec la nature, et si nous ne devrions pas plutôt voir dans le 17ème siècle la période de l’avènement des sciences modernes. Il répond à cette question par la négative, en soulignant que le développement des sciences, bien réel à cette époque, ne suffit pas en lui-même à déterminer l’orientation d’une société ; en d’autres termes, la science n’est pas autonome. Bien au contraire, Charbonnier appelle à mettre à distance l’idée d’une autonomisation des sciences dures, qu’il considère comme une composante de l’idéologie moderniste.

Charbonnier voit dans le 17ème siècle un « recodage » des conflits endogènes à la sphère sociale (croyance, foi, salut) en une dispute au sujet du droit de chacun à disposer d’une partie de la terre et des fruits de cette dernière. Ainsi, la terre permet l’emprise du droit sur le conflit. Par les prises qu’elle offre, elle permet de répondre à la revendication typiquement moderne du droit à la sécurité de la vie et des biens, c’est-à-dire à la revendication de l’autonomie de l’individu.

Grotius : l’Empire et la possession

Hugo de Groot, dit Grotius (1583-1645) est un juriste et administrateur flamand. En 1604, à peine docteur en droit, il se voit confier par la Compagnies Néerlandaise des Indes-Orientales la rédaction d’un traité – dont l’un des principaux chapitres est La Liberté des mers – destiné à légitimer l’extension des circuits commerciaux des Provinces-Unies en Asie. En dépit du caractère conquérant de cette entreprise, les compétitions entre les empires ne se règlent pas par des rapports de force, mais par le droit (réfutation de la « loi du plus fort ») et l’instauration de règles impériales et commerciales spécifiques, en vertu du principe selon lequel « il est permis à toute nation d’aborder toute autre nation et de négocier avec elle ». Selon Charbonnier, La Liberté des mers, et plus tard Le Droit de la guerre et de la paix (1625), permettent de comprendre les affinités entre les catégories du droit moderne et les considérations spatiales et territoriales. Le monde que l’on cherche à organiser est alors en effet préoccupé par les questions de territoire. Grotius écrit par exemple que « Dieu n’a pas voulu que la nature subvint en chaque lieu à tous les besoins de la vie, et puisque qu’il a donné à telles nations d’exceller dans tels ou tels arts, ainsi a-t-il voulu que les amitiés humaines fussent entretenues par le manque et l’abondance mutuels, de crainte que quelques-uns, pensant se suffire à eux-mêmes, ne devinssent par là même insociables », et promouvant par-là le commerce international, voire le libre-échange. Mais, chez Grotius, l’échange vise à compenser les différences de dotation initiale et non à satisfaire une disposition au gain. Le caractère non appropriable des océans – la liberté des mers –, est présenté comme un argument anti-hégémonique, mais il apparait aussi comme un moyen de contester à d’autres nations – à l’époque le Portugal et l’Espagne – la prétention à une domination maritime. Les mers servent donc de un moyen de défense aussi bien que de connexions entre nations.

Grotius estime que certaines choses ne se laissent pas naturellement soumettre à la mainmise de quelques-uns. L’air, l’eau courante, le soleil et le vent sont des « biens publics », c’est-à-dire des biens non exclusifs (on ne peut exclure personne de leur usage) et non rivaux (leur utilisation par un agent n’empêche pas un autre agent de les utiliser à son tour). Les biens publics se différencient des « biens communs », lesquels ne sont pas plus exclusifs, mais peuvent être rivaux. Charbonnier voit dans la position de Grotius la mise en évidence d’un clivage entre, d’un côté, le caractère communautaire de l’usage des choses en tant qu’elles sont simplement données par la nature et, de l’autre côté, l’artificialité de la propriété exclusive.

Les considérations de Grotius sur les terres, et en particulier sur celle qui ont vu les conflits religieux contemporains, forment le miroir des considérations sur les mers. Les mers règlent le vide, tandis que les terres règlent le plein. L’occupation de la terre relève de la propriété quand la prise est durable et se manifeste par des signes extérieurs, ou quand il y a contrôle effectif de la terre et de ses capacités productives. Chez Grotius, c’est le rôle actif joué par chacun dans l’acquisition des biens de subsistance (élevage, culture et non plus chasse et cueillette) qui pose la question « du tien et du mien ». De nouvelles valeurs émergent, comme la protection des biens, l’intérêt et l’ambition. La traduction des conflits religieux en litiges territoriaux sert de moyen de pacification. Il s’agit de stabiliser l’affectation territoriale des peuples et des individus. La guerre joue un rôle dans cette stabilisation, car elle éprouve l’art d’attribuer les choses à chacun. Elle n’est donc pas illégale ni toujours injustifiée, dans la mesure où elle vise toujours sa fin et permet d’expliciter le juste et l’injuste.

Charbonnier qualifie l’approche de Grotius de « géo-philosophie », car l’ordre juridique y est marqué par des caractéristiques géographiques concrètes et contingentes, et non par des normes abstraites ou des déterminations naturelles. Grotius se demande par exemple ce qui se passe quand le lit d’une rivière qui marque une frontière se déplace. Il s’agit d’un problème philosophique sérieux dans la mesure où le tracé de ce lit détermine l’étendue des territoires délimités et influence la fertilité des sols, et donc la vie politique et économique des sociétés.

Charbonnier, pour s’opposer au point de vue selon lequel la philosophie de Grotius ne serait qu’un assemblage baroque et obsolète de sources hétérogènes, fait remarquer qu’il existe encore aujourd’hui des  articulations entre propriété et souveraineté. Il mentionne le cas de l’Arctique, qui se situe dans une « marginalité juridique », mais qui, à la faveur du dégel, pose aujourd’hui la question de la propriété des fonds marins pour l’accès aux ressources pétrolières et des passages maritimes.

Hobbes

Selon Thomas Hobbes (1588-1679), « l’alimentation d’un État consiste dans l’abondance et dans la distribution de tout ce qui est nécessaire à la vie : le droit et la propriété sont une conséquence de cette distribution ; les Anciens […] appelaient nomos, ce qui veut dire distribution, ce que nous appelons droit et ils définissaient la justice comme la distribution à chacun de ce qui est le sien ». Si l’économie est la sphère de l’appropriation non réglée, le droit fait la distinction entre le tien et le mien. Hobbes, se différenciant en cela de Grotius, n’estime pas que les conflits sont provoqués par des contingences naturelles, mais plutôt par une tendance générale des humains à la rivalité, et cette tendance doit être « exorcisée » par le droit. Ainsi, la propriété – et plus exactement la défense de celle-ci par la loi – n’est pas vue comme un moyen d’accumulation de richesses, mais comme un moyen de défense de l’accès aux ressources.

Locke : le citoyen améliorateur

L’œuvre de John Locke (1632-1704) est d’autant plus intéressante qu’elle est éclairée par l’histoire. Locke s’est en effet investi dans les affaires coloniales anglaises en Amérique du Nord, et rédigea un texte qui devait fixer les conditions d’établissement des colons, et en particulier la façon dont la terre allait être distribuée entre familles aristocratiques et simples paysans. Locke produisit également des études agronomiques sur le vin, les olives, les fruits et la soie, avec l’idée que ces espèces pouvaient être adaptées au climat de la Caroline. Locke témoigne donc d’une expérience de législateur marquée par la terre.

Dans son Traité du gouvernement civil (1690), et plus particulièrement dans le chapitre V, « De la propriété », Locke distingue plusieurs concepts gradués qui conduisent à une « justification ontologique » du droit de propriété :

  • seul le travail fait sortir les choses de leur statut de don naturel ;
  • l’état sauvage prend fin quand est entrepris un effort de transformation durable, qui peut légitimement être approprié ;
  • le travail identifie les choses à un individu, car ces choses sont alors différenciées des choses communes (façon pratique) et parce qu’elle participe de la sphère individuelle (façon ontologique).

Locke admet qu’il existe une limite à l’extension de la propriété, mais il légitime l’accumulation des terres par la thésaurisation monétaire ; le domaine approprié peut s’étendre à la mesure des capacités de travail. Locke précise bien que tout cela ne concerne pas les fruits de la terre, mais la terre elle-même en ce qu’elle conditionne tout le reste. L’appropriation économique et juridique ne font qu’une, car c’est le travail qui fait le droit. Il y a amélioration (improvement) dans la mesure où la terre est un support virtuel de productivité actualisé par le travail humain. Le travail permet notamment de justifier le mouvement des enclosures, qui élimine le droit d’usage au profit du droit de propriété.

La définition de la propriété par Locke permet de trier les hommes « industrieux et rationnels » des autres. Les Indiens sont ainsi exclus de l’ordre juridique. Elle encapsule également l’ordre social et économique tel qu’il existe à l’époque dans une société aristocratique. Locke estime qu’une terre cultivée est au-moins dix fois plus productive qu’une terre qui ne l’est pas et par conséquent que le capital investi est responsable d’au-moins neuf dixièmes de la valeur de la parcelle. Mais Locke ne parle pas du travail comme celui du « travailleur », mais comme d’une fonction générique, si bien que c’est l’investisseur qui peut en retirer le bénéfice. Pour Locke, la formation de la propriété à partir du travail ne gêne personne, car il existe, selon lui et peut-être dans une perspective coloniale en Amérique, assez de terres pour tout le monde. L’échange marchand de biens fonciers est ici compatible avec la disponibilité de la terre. L’échange marchand peut faire apparaître des inégalités, mais ces dernières sont estompées par l’abondance de terres. L’asymétrie économique des biens possédés est présentée comme une conséquence directe de l’autonomie individuelle dans la disposition de ces biens.

L’affectation territoriale et économique des individus se trouve à la racine du paradigme libéral : le contenu de la liberté (cadres institutionnels et juridiques, liens avec la subsistance et l’identité personnelle) prend forme dans un contexte géographique et agronomique. Il n’y a pas de grand élan progressiste et industriel.

À l’issue de ce chapitre centré autour de Grotius, Hobbes et Locke, Charbonnier identifie chez Locke trois nouvelles affordances de la terre :

  • résoudre des conflits et des guerres civiles, donner une régulation juridique aux conflits, par exemple les Provinces-Unies qui contestent au Portugal le droit de restreindre l’accès aux mers ou la transcription des conflits religieux en droit international relatif à la souveraineté ;
  • définir la propriété dans un contexte de grandes découvertes, partager une terre en surplus, notamment en Amérique ;
  • expliquer (voire justifier) l’ordre aristocratique existant en identifiant la propriété au travail, ou plutôt à l’investissement de capital, incorporer la valeur foncière aux mécanismes sociaux élémentaires, notamment constituer des groupes identifiés par la même loi.

La propriété est la forme politique de l’accès au sol par les individus et du bon usage de la terre qui assoit la souveraineté. La raison préindustrielle admet que la recherche de la paix est influencée par la spatialité et la matérialité des acteurs.

Dans une analyse d’Abondance et liberté [1], Luca Paltrinieri relève que Grotius attribue à la propriété et à la souveraineté le rôle défensif de limiter les conflits entre les nations, tandis que Locke y voit un moyen pour les hommes d’accomplir « le dessein de Dieu sur Terre », qui est une « tâche infinie ». Il relève également que la propriété peut être vue comme une souveraineté déléguée aux privés.

Le grain et le marché. Ordre marchand et économie organique au 18ème siècle

Le bon usage de la terre

Le 18ème siècle voit la naissance de la croyance collective que la prospérité et les droits individuels ou collectifs se renforcent mutuellement. L’optimisation des dispositifs de production et la limitation de l’arbitraire politique vont de pair. Les valeurs de développement et de progrès sont promues. Elles commencent à orienter l’histoire et donnent de l’importance aux savoirs et aux savoir-faire.

L’économie se voit dotée d’une nouvelle conception naturaliste dans la mesure où elle découlerait de tendances naturelles des individus, comme la recherche de l’utilité individuelle, l’évitement de la souffrance,  et la maximisation du plaisir. Les penseurs du 18ème siècle s’interrogent ainsi sur la nature des hommes et sur les formes de gouvernement qui seraient conformes à cette nature. Par exemple, chez David Ricardo (1772-1823) et Thomas Malthus (1766-1834), l’allocation des ressources selon les lois du marché détient un droit de vie ou de mort sur les individus ; la charité et l’assistance sont déclarées anti-économiques.

Charbonnier introduit la notion d’ « économie organique ». Cette dernière est caractérisée par une relation entre, d’une part, le réseau de dépendances qui lie la fertilité de la terre, les animaux et les humains, et d’autre part, les techniques d’encadrement qui consolident ce réseau de dépendances sous la forme d’institutions, de normes, de savoirs et de savoir-faire. La compétition économique sert à améliorer l’organisation des hommes face à la nature et non pas à étendre indéfiniment le bien-être matériel. Dans une analyse d’Abondance et liberté [2], Nathan Genicot relève que ce caractère organique de l’économie donne son intérêt à la période préindustrielle au point de vue des relations entre économie et contraintes écologiques.

L’auteur définit l’économie comme un assemblage de personnes et de choses, subordonné à un schéma productif. Le sol est codé comme une ressource à travers des mesures juridiques, techniques et financières. Ainsi, l’investisseur foncier compte sur une rente prévisible et régulière. Les liens affectifs et sociaux à la terre sont désormais subordonnés à l’accumulation abstraite de richesse. Ce n’est pas seulement la terre qui est considérée comme ressource, mais aussi l’ensemble des liens sociaux, économiques et techniques. Charbonnier relève que les paradigmes théoriques conçus à l’époque ont largement servi à entretenir la compétition entre la France et l’Angleterre.

Le royaume agraire des physiocrates

Au 17ème siècle, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), ministre de Louis XIV, soutient les ateliers d’artisanat et les fabriques, qui requièrent d’importants investissements, mais génèrent du profit grâce à la valeur ajoutée du travail. Cette valeur ajoutée est d’autant plus grande que la matière première est bon marché. L’esclavage constitue alors un facteur d’efficacité important.

Vers le milieu du 18ème siècle, la physiocratie, une école de pensée économique dont François Quesnay (1694-1774) est aujourd’hui considéré comme le fondateur principal, et dont la thèse centrale est que la valeur provient de l’agriculture, met en évidence le fait que la politique colbertiste ralentit le développement d’une économie dite « industrieuse », qui pourtant se déploie aux Pays-Bas et en Angleterre. Les physiocrates voient en effet plusieurs défauts dans le colbertisme :

  • forte exposition de l’économie françaises aux fluctuations des marchés internationaux ;
  • caractère hasardeux des investissements ;
  • un affaiblissement des campagnes provoquant la scission entre masses paysannes et élites urbaines.

Les physiocrates dénoncent en particulier le délaissement de l’agriculture et s’opposent à l’idée selon laquelle il revient à l’industrie de rapporter l’or et l’argent au royaume. Les physiocrates attribuent au libre-marché – et non à la police – la mission de déterminer le prix du grain et d’assurer un bon revenu aux paysans. Ils promeuvent le modèle de la « grande culture », caractérisé par un réseau de fermes modernes, de grande taille, gérées par un exploitant au service du propriétaire, libre d’employer la force de travail. Sur le plan technique, ils parient sur la traction par cheval plutôt que sur la traction par bœuf, car si le cheval demande plus d’investissements et présente une certaine fragilité, il permet de dégager un surplus de production. Les physiocrates s’opposent en revanche aux petites exploitations familiales, vues comme une réminiscence de l’âge féodal. Sur le plan des valeurs, l’argent n’est pas le reflet des interdépendances entre les hommes, mais de la production de la terre. L’accumulation marchande, l’autonomisation de la finance et la consommation ostentatoire sont ainsi considérées comme des pathologies.

Pour les physiocrates, la société est formée de trois groupes :

  • la classe productive (fermiers, cultivateurs et employés agricoles) quasiment identifiée à la terre ;
  • la classe stérile (fabricants d’outils, marchands), qui n’est toutefois pas considérée comme inutile ni parasitaire ;
  • les propriétaires (investisseurs, rentiers).

Charbonnier relève que les physiocrates délaissent l’économie manufacturière, le commerce international, ainsi que la polarisation du monde entre pourvoyeurs de matières premières et pourvoyeurs de valeur-travail. L’auteur se demande si le sol et ses possibilités sociales et économiques doit aujourd’hui justifier, au niveau politique, la conservation des hiérarchies issues de la domestication et du surplus agraire. Selon lui, il faudrait envisager sérieusement les liens entre la construction de l’autorité étatique, la terre comme ressource et le corps social à la recherche de son autonomie.

Le pacte libéral : Adam Smith

Concurrent de la physiocratie, le libéralisme tel qu’il est conçu par l’économie politique britannique se développe.

Pour David Hume (1711-1776), il y a coexistence entre le « raffinement des Arts libéraux » (philosophie, politique, conduite des armées, poésie, astronomie, morale) et le perfectionnement des techniques (manufacture, construction de vaisseaux, draperie). Plus les « Arts » sont « polis », plus les hommes deviennent « sociables ». Il y a détachement de la société civile des ancrages locaux et orientation vers le cosmopolitisme.

La pensée d’Adam Smith (1723-1790), avec La Richesse des nations (1776), se différencie de plusieurs manières de celle des physiocrates. Alors que les physiocrates considèrent que toute la valeur provient de la terre et de son exploitation, et donc que cette valeur est éventuellement limitée par les contraintes écologiques, Smith ouvre le champ en envisageant « le caractère vertueux de l’accroissement des interdépendances productives », et en particulier le commerce, comme moteur de l’économie. Car si les contraintes matérielles sont appelées tôt ou tard à brider l’agriculture, et donc les économies agraires, c’est par d’autres moyens – l’industrie et le commerce – que les sociétés parviendront « à meilleure fortune ». Smith serait donc l’un des premiers penseurs à considérer la sphère des échanges comme un domaine autonome, c’est-à-dire plus ou moins indépendant des contraintes matérielles et écologiques, et donc comme un domaine pouvant exister par et pour lui-même.

Smith, s’il reconnaît chez les physiocrates une convergence vers le libéralisme (recherche d’abondance et de croissance), y voit également une volonté d’empêcher les investissements non agricoles, en particulier ceux qui pourraient avoir lieu en Angleterre. Par une analyse de ses références économiques chinoises, indiennes et égyptiennes, Smith identifie plusieurs défauts dans le modèle agraire français :

  • des formes d’autolimitation des marchés, un frein à la circulation du capital, un consentement à une forme de sous-développement économique ;
  • l’existence de superstitions inhibitrices ;
  • la promotion d’un modèle où l’on encadre une population de paysans payant une rente aux dominants, où l’on organise/supervise les fonctions productives en les plaçant sous tutelle de l’État ;
  • par conséquent, la nécessité d’un État omniscient, menacé par ses excroissances bureaucratiques ;
  • au final, une faiblesse de la croissance et une confusion entre la liberté économique et la liberté civile

Smith promeut un autre modèle où :

  • les investissements dans l’agriculture, loin d’être inutiles, sont toutefois prolongés ou complétés par des investissements dans l’industrie et le commerce, car si ce dernier est plus incertain que l’agriculture et l’industrie, il offre aussi des perspectives de profit supérieures ;
  • le travail est divisé ;
  • le capital est sécurisé, notamment par la police et le droit.

Avec Smith, le bon usage de la terre n’est plus confondu avec l’exercice de la souveraineté, mais délégué à des agents non étatique. L’État ne conserve que l’ « intendance », c’est-à-dire les fonctions régaliennes (police et armée, justice, travaux publics), fonctions considérées comme utiles, mais trop peu rentables pour être supportées par les individus ou les entreprises.

Charbonnier invite à ne pas seulement voir en Smith une justification de l’autonomisation de l’économie, mais aussi une réponse à la limitation des ressources dans une optique de maximisation de la richesse. C’est ainsi que les périphéries proches sont envisagées comme des ressources foncières supplémentaires à exploiter et que les innovations techniques comme des moyens d’accroître la productivité. Il s’agit non pas de parier sur l’agriculture pour assurer, sur le long terme, un approvisionnement directement utile à la vie mais d’optimiser le temps de travail disponible en valorisant les dons rares de la nature, et cela parce que l’agriculture atteindra bientôt un seuil. La division sociale du travail intègre la préoccupation matérielle dans les rapports sociaux, car les rapports sociaux deviennent alors la base même de la subsistance. Comme les ressources naturelles sont limitées, il convient ne plus compter exclusivement sur elles et d’autonomiser l’économie pour trouver d’autres moteurs à la production de richesses.

Charbonnier relève que les développements de Smith, biaisés par un « patriotisme épistémologique » ont pu aussi servir à justifier le modèle anglais contre le modèle français. Il relève enfin qu’en tentant de définir des lois de développement historiques, Smith « naturalise » les mécanismes de coopération propres à une société, c’est-à-dire qu’il donne à ces mécanismes une cause naturelle, et non une cause contingente (ou culturelle).

Deux types de croissance

Charbonnier estime qu’il faut donc clarifier le concept de croissance dans le contexte préindustriel. Il relève pour commencer que la croissance est l’une des conditions du bonheur pour des auteurs comme Smith. La dignité des groupes sociaux est ainsi proportionnelle à leur capacité de tirer parti du milieu. De plus, la croissance est davantage vue comme un moyen de résistance au manque que comme un moyen de conquête infinie.

Charbonnier identifie ensuite deux types de croissance : la croissance intensive et la croissance extensive. La croissance intensive – qui est celle sur laquelle Smith compte pour accroître les richesses – est caractérisée par :

  • l’idée selon laquelle la situation est dure en cas de stagnation, et misérable en cas de déclin
  • la recherche d’avantages comparatifs, c’est-à-dire la recherche d’une supériorité d’efficacité dans la production d’un ensemble de biens, dans le but d’exporter ces biens ;
  • la division du travail, pour faire mieux avec la même quantité de biens ;
  • le libre-marché ;
  • l’attribution d’une vertu économique à l’égoïsme des individus – considéré comme naturel ;
  • la promotion des droits des individus.

Le problème est, selon Charbonnier, que l’émancipation commerciale s’est chargée de fausses promesses. En effet, s’il y a eu croissance, cette dernière doit moins aux caractéristiques de la croissance intensive qu’à l’accroissement de la quantité de matières premières, qui est le propre de la croissance extensive. Or cette dernière concentre les critiques écologistes aujourd’hui.

Pour Charbonnier, le libéralisme de Smith incorpore le naturel dans le social à travers la division du travail. Il rattache la croissance intensive à la révolution industrieuse (Jan De Vries), qui précède la croissance extensive par un changement des attitudes de consommation et de la structure économique (marché, allocation du temps de travail dans la cellule familiale, circuits commerciaux). Charbonnier se demande si la révolution industrieuse doit être considérée comme une « révolution », c’est-à-dire si les formes institutionnelles, commerciales et domestiques naissantes captent l’orientation de la modernité. Il cite Kenneth Pomeranz (1958-) et sa Grande divergence (2010), pour qui, à la lumière d’une étude comparée des économies anglaise et chinoise vers la fin du 18ème siècle, c’est bien la croissance extensive (colonies, hectares fantômes) qui a fait décoller l’Angleterre, et non pas la croissance intensive. Mais Charbonnier se demande alors pourquoi la croissance intensive n’a pas été pleinement réalisée, et si elle a encore la capacité de le faire. Il pose enfin la question de savoir s’il existe déjà avant la Révolution industrielle une incohérence entre, d’une part, la volonté d’accroissement de la liberté et, d’autre part, l’accentuation des dépendances à l’égard de la terre.

Fichte : l’ubiquité des modernes

Charbonnier voit dans L’État commercial fermé (1800), de Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), la possibilité d’une réponse à la question précitée sur l’incohérence entre accroissement de la liberté et l’accentuation des dépendances à l’égard de la terre. Fichte développe en effet une critique de l’ordre libéral en mettant en évidence que la réalité juridique (État de droit notamment) et la réalité écologique des nations européennes se déploient en des lieux différents et sous des régimes de droit différents. Fichte aboutit à la conclusion que les contraintes spatiales et territoriales qui découlent du « projet acquisitif » distordent nécessairement les valeurs rattachées à l’autonomie.

Pour développer sa démonstration, Fichte commence par distinguer deux formes d’État : l’ « État de raison » et l’ « État réel ». L’État de raison met en œuvre une forme de politique intégralement ordonnée par la loi, la loi étant entendue comme la formalisation des rapports interindividuels entre gouvernants et gouvernés. L’État réel est quant à lui un résultat des contingences historiques et de rapports de force préexistants. Prenant parti pour l’État de raison, Fichte défend la régulation de la production et du commerce par le pouvoir politique et la police. La recherche de la prospérité et le maintien de l’ordre public ne font qu’un.

Dans l’État de raison, il n’est pas admis de disposer d’un bien hérité de l’État réel, car l’arbitraire des possessions est contraire au droit. Or la protection contractuelle des droits des individus est donnée par les rapports économiques, productifs et marchands entre les individus. L’État est réduit à un rôle de superintendant. Cette vision provoque plusieurs conséquences :

  • L’État doit exercer son contrôle sur l’ensemble des biens en circulation en son sein, et doit donc être « commercialement fermé », le commerce international étant réduit à la portion congrue. Le commerce international est considéré comme un archaïsme hérité de l’unité chrétienne en Europe, et aurait dû être reterritorialisé pour correspondre à la dislocation de l’Europe. Le libéralisme anglais, en particulier, est ainsi contradictoire et obsolète : profitant du défaut de souveraineté des nations, il fait valoir ses intérêts sur le mode la prédation, tout en prétendant incarner le progrès.
  • Le droit étend son emprise aussi bien sur les choses que sur les individus.
  • La juridiction est unique.

Fichte admet toutefois que l’État de raison ne peut pas être instauré partout, car il se heurterait à des intérêts bien implantés (« l’Europe dispose d’un grand avantage dans les termes de l’échange »). Fichte prône finalement l’autosuffisance, l’autarcie et conseille donc de regarder à deux fois le potentiel de son territoire avant de fermer les frontières, ou alors de modifier les frontières (l’« espace vital »). Le raisonnement de Fichte est finalement le suivant :

  • les rapports de droit ne sont pas compatibles avec les rapports de force ;
  • seul l’État est habilité à faire respecter les rapports de droit ;
  • l’État n’exerce son influence qu’à l’intérieur de ses frontières ;
  • pour intégrer la satisfaction des besoins au domaine de la loi et de la raison, il faut éliminer les règles qui régissent les relations commerciales entre États, qui deviennent dès lors dirigées par les rapports de force et les négociations ;
  • en attendant, les nations européennes jouissent d’un accès illégitime à des espaces et ressources extérieurs et cet accès est nécessairement extra-juridique ;
  • les territoires où s’appliquent le droit et ceux d’où sont tirés les matières premières ne sont pas identiques.

Charbonnier appelle ubiquité des modernes la faculté de tenir le droit dans un espace (défini par le territoire administré par l’État) et l’économie et l’écologie dans un autre espace (mondial, virtuellement inépuisable). Cette ubiquité est issue de contingences historiques guidées par les circuits commerciaux, mais pas par la raison.

Selon Charbonnier, il faut avant tout retenir de Fichte la critique d’une incohérence libérale. D’un côté, l’État de droit et, de l’autre côté, les stratégies commerciales à somme nulle avec ses perdants et ses vainqueurs et donc la répudiation des valeurs progressistes. Les État européens ne peuvent pas s’en tenir au régime de la loi qu’ils affirment pourtant si haut. Il ne faut pas retenir l’issue logique de l’État de raison, car un État fermé pourrait naturellement se voir doté d’une administration omnisciente et potentiellement autoritaire.

Le nouveau régime écologique. Révolution des droits et révolutions matérielles au 19ème siècle

D’un libéralisme à l’autre

Au tournant du 19ème siècle, un nouvel espace de réflexivité politique se fait jour. Il y a superposition entre matrice territoriale définie par l’État souverain (droit naturel) et matrice commerciale et acquisitive (économie politique). La notion de propriété se trouve à l’intersection des deux matrices.

Charbonnier rappelle que l’élaboration du libéralisme est indissociable du colonialisme. Le progressisme est donc à géométrie variable, mais demeure doué d’un pouvoir de conviction irrésistible auprès des élites modernisatrices, dans la mesure où il subvertit les valeurs aristocratiques et favorise l’émergence de l’esprit du capitalisme.

Les énergies fossiles remettent en question le couplage entre liberté politique, droit de propriété et croissance intensive, dans un contexte de limitation due à l’économie organique. Elles se présentent sous forme de stocks et sont indépendantes des flux organiques et des structures géographiques (cours d’eau pour faire fonctionner un moulin par exemple). Charbonnier propose de découvrir comment la pensée libérale héritée du 18ème siècle répond à ce que l’on appelle plus ou moins rigoureusement « Révolution industrielle ». Il insiste sur le fait que la modernité est née deux fois : la première avec le pacte libéral, la seconde avec l’accès aux ressource fossiles. Ce constat a deux conséquences importantes : (a) la recherche de l’amélioration, qui caractérise la pensée politique moderne, ne se fonde pas sur l’accès aux fossiles et (b) l’association que l’on fait aujourd’hui entre, d’un côté, droits, liberté et démocratie et, de l’autre côté, industrie, enrichissement et abondance est postérieur au pacte libéral.

Ainsi, Charbonnier se demande si la pensée libérale n’est pas une théorie d’une pratique devenue obsolète au cours du 19ème siècle. Il postule que le libéralisme a subi une « exaptation » : le libéralisme, initialement pensé pour répondre à une certaine problématique, a muté pour prendre une autre fonction dans nouveau contexte. Mais Charbonnier relève qu’au contraire de ce que l’on observe en biologie, l’exaptation appliquée n’aboutit pas nécessairement à la meilleures des solutions (ce sera la thèse des socialistes).

Au niveau méthodologique, Charbonnier appelle à ne pas céder au « fétichisme énergétique » qui promeut une corrélation simple entre accès aux ressources et évolution socio-culturelle. Il insiste sur le fait qu’une notion de transition énergétique n’a de sens que si l’on peut décrire à la fois ses effets sur les formes sociales, mais aussi la manière dont elle dépend des formes sociales. Il a le problème de l’accès aux ressources (effets), mais aussi ceux des modalités pratiques de l’utilisation, de l’encadrement institutionnel, politique, intellectuel, etc. (dépendances). Charbonnier réaffirme alors son intention d’étudier la tension entre le projet d’un système productif et acquisitif, et la concrétisation d’une politique de droits, de protection et d’autonomie. Il rappelle que certains philosophes (Durkheim, Foucault) ont tenté de « dissoudre » la notion de « société » en montrant que celle-ci découlait d’un système pénal et moral et non d’une conscience collective. Mais l’auteur ne se donne pas pour but de déterminer l’ordre de priorité entre la dimension énergétique et industrielle du 19ème siècle par rapport à sa dimension hygiéniste, militaire, etc. Il cherche seulement à savoir comment la révolution industrielle nous a amené à devoir repenser l’autonomie.

Les paradoxes de l’autonomie : Guizot

François Guizot (1787-1874) formula le problème que constitue l’illimitation du pouvoir par le peuple. Il estima que lors de l’Assemblée constituante de 1791, les institutions politiques, les lois civiles, la religion, la philosophie, bref, tout, devait désormais passer au filtre de la raison. Mais se manifestèrent à la fois les progrès et les faiblesses du progrès, à la fois la source et la vanité de l’orgueil, et les conséquences de cet esprit apparurent (la Terreur). L’idéal révolutionnaire est en effet considéré comme décalé par rapport aux mœurs et aux institutions, et donc artificiel. Guizot, meneur libéral, refuse l’Ancien Régime, la Terreur et Napoléon, mais relève les ambivalences de la souveraineté populaire illimitée. Il estime que c’est la société qui fait obstacle à la « poussée républicaine ». L’illimitation se heurte à la nature du social (famille, religion, habitudes).

Pour John Stuart Mill (1806-1873), la lenteur du peuple à instituer le pouvoir sur lui-même n’est pas une preuve du caractère illusoire des idéaux révolutionnaires, mais le signe d’une concrétisation pacifique. Guizot met en évidence le mélange entre le naturalisme (la conquête de la liberté rend la société conforme à elle-même) et l’artificialisme (il s’agit de créer des conventions sociales à partir de zéro). Il y a corrélation entre autonomie politique et mise à distance du milieu, avec le développement de la notion d’« utilité publique » ou d’« intérêt de l’industrie nationale » pour justifier les pollutions industrielles. Mais ici l’utilité n’est pas privée, car l’industrie accompagne la libération de la société.

Les paradoxes de l’abondance : Jevons

William Stanley Jevons (1830-1882) met en évidence, dans The Coal Question (1865) que le charbon « commande notre époque » et appelle à choisir entre « une grandeur fugace » et « une médiocrité durablement entretenue ». Il prédit l’effacement de l’ascendant techno-industriel anglais après un siècle. Il établit le paradoxe dit « de Jevons », aujourd’hui plus connu sous le nom d’ « effet rebond » : l’usage parcimonieux des stocks de charbon diminue l’enjeu du nombre de machines, qui augmente à son tour proportionnellement plus que l’efficacité de gestion de stocks. L’on observe ce paradoxe aujourd’hui dans de nombreux domaines techniques, comme l’automobile : la consommation des voitures prises isolément diminue, mais le nombre de voitures augmente dans des proportions plus importantes.

La société, devenue industrielle, est asservie à ce qui la libère. Naît alors l’économie du charbon, dans la mesure où le charbon devient à la fois la condition de l’économie et une marchandise. L’énergie acquiert également un statut dans les sciences (les scientifiques sont en effet souvent des ingénieurs qui entrevoient les bénéfices des inventions) et devient un objet que l’on peut s’échanger, mais surtout que l’on peut amener vers le travail, et non l’inverse.

Jevons note que la consommation de l’Angleterre en charbon équivaut, en 1865, à l’exploitation d’une forêt d’une surface 2.5 fois supérieure à celle du Royaume-Uni. Le charbon créée des « hectares fantômes ». Par ailleurs, la croissance extensive s’accompagne d’une explosion démographique. Jevons estime que le charbon, en raison de son caractère stratégique, échappe au commerce international, car qui voudrait échanger le moteur d’une civilisation contre de l’argent ? Il relève aussi que ce qui est en jeu, c’est « notre amour de la liberté et nos instincts d’autogouvernement ».

Extractions coloniales

Charbonnier parle d’un écart entre les « Lumières organiques » et du « libéralisme fossile ». Il évoque les liens entre l’économie des plantations et le système esclavagiste qui rend manifeste « l’extraordinaire béance qui compromet le pacte libéral ». Il relève les affinités qu’il existe entre

  • la production destinée à des marchés lointains (le sucre) ;
  • les circuits de financement résistant au risque ;
  • des retours sur investissement éloignés dans le temps ;
  • la rationalisation du travail dans la plantation ;
  • le modèle de monoculture industrielle.

L’autonomie possède ainsi sa face sombre, celle qui est faite d’asymétrie (entre l’espace du droit et les marges), de vol, de loi du plus fort. Il se peut même qu’il y ait un rapport entre le succès du paradigme libéral et la structure géo-écologique des échanges commerciaux qu’il a façonnée, voire dont il dépend.

Charbonnier se demande alors si l’autonomie est un luxe que l’on peut se permettre lorsque l’on profite illégitimement des richesses d’autrui. Il revient à la question du début de chapitre, à savoir comment la pensée libérale a pu bénéficier d’une exaptation au cours du 19ème siècle sans modification majeure, et pose l’hypothèse suivante : les asymétries géo-écologiques n’ont simplement pas été prises en compte par les penseurs libéraux du 19ème siècle, et cela parce qu’elles ont eu lieu très loin des centres économiques et intellectuels européens. L’innovation et la circulation des marchandises ne se sont donc pas heurtés à des obstacles moraux.

L’autonomie-extraction : Tocqueville

Charbonnier introduit la notion d’autonomie-extraction, qui vient de la rencontre de l’idéal libéral avec la réalité. Or l’écart entre ces deux esapces permet de mesurer à quel point le libéralisme est idéologique.

Dans La démocratie en Amérique (1835-1840), Alexis de Tocqueville (1805-1859) s’intéresse aux facteurs institutionnels et moraux qui expliquent la réussite américaine. S’il reconnait que le développement des affaires et de l’industrie est favorisé par le fait de limiter le pouvoir du gouvernement, de respecter les droits et de promouvoir l’égalité des chances, il envisage l’idée que c’est en fait l’abondance qui rend possible l’émergence d’une société démocratique (il y a des conditions écologiques ou « causes accidentelles ou providentielles » à l’égalité et à la liberté). Selon Tocqueville, c’est l’abondance naturelle qui met en branle la dynamique vertueuse entre les intérêts individuels et les institutions égalitaires. Ainsi, à la doctrine officielle du libéralisme « Pas de prospérité sans propriété et marché », l’on pourrait opposer la doctrine officieuse « Pas de société égalitaire sans exploitation intensive des richesses ».

Au final, Charbonnier estime que la dimension matérielle de la liberté n’a pas été occultée par une soi-disant idéologie de toute-puissance et de maîtrise de la nature, mais plutôt par une incapacité à voir et à donner un sens politique aux interdépendances entre la société moderne et son monde. Le problème écologique contemporain trouve donc ses racines dans les contradictions du projet moderne.

La démocratie industrielle

Révolutions et industrie

En reprenant Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Charbonnier relève que la Révolution française a autant favorisé la « liberté industrielle » que la « liberté politique ». Ce faisant, la liberté industrielle a mis au jour de nouvelles interdépendances géo-écologiques et révélé la « société » comme une chose identifiable digne d’être étudiée. L’apparition du concept de société couplée à la prise en compte des nouvelles contraintes matérielles font apparaître des contradictions entre abondance et liberté. Le socialisme – dont Proudhon représente un penseur de première génération – et la sociologie – incarnée notamment par Émile Durkheim (1858-1917) – ont pour point commun d’analyser ou de chercher à résoudre les aspects politiques de la « mise en circulation des choses » dans une société industrielle.

La liberté industrielle lance alors un défi à la démocratie, et le socialisme se profile comme l’une des réponses. Charbonnier qualifie alors de socialiste tout « effort conceptuel pour lequel la réalisation de la modernité politique est suspendue à une prise en compte des effets sociaux de l’abondance matérielle, de l’orientation productive et industrielle de la civilisation ».

L’âge de la propriété

La modernité est caractérisée par une certaine neutralité morale sur la manière dont les gens doivent penser, agir, et interagir avec le monde. S’il n’est plus admis de prescrire des normes portant sur les relations entre humains et entre humains et non humains, il ne reste plus que la possibilité de garantir la sécurité des ressources dont les gens peuvent disposer pour satisfaire leurs aspirations, aussi diverses soient-elles. C’est ainsi que la propriété se voit renforcée par le droit.

Le Code civil français reprend la définition du droit romain de la propriété comme le « droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Au milieu du 19ème siècle, la propriété est conçue comme une protection juridique nécessaire à l’égalité et à la liberté. Elle par ailleurs est considérée comme « le plus puissant des encouragements à la multiplication des richesses » (Jean-Baptiste Say). Les juristes jouissent alors d’une grande influence dans l’espace de la pensée politique.

Le maintien de l’ordre public s’identifie alors presque à la défense de la propriété. En 1833, apparaît par exemple la possibilité juridique d’exproprier pour cause d’utilité publique. Mais l’utilité publique tend de plus en plus à profiter au grand investissement et de moins en moins à la petite propriété et à la petite manufacture. L’objectif de l’ancrage de la propriété dans le droit semble donc dévoyé : initialement institué pour garantir l’autonomie économique et politique de la classe paysanne, il profite désormais aux industriels désireux d’implanter une usine sur une parcelle. Il faut en effet de la stabilité pour que le capital fructifie. Pour Proudhon cependant, la terre doit pouvoir s’user librement sans nuire à la jouissance d’autrui. Elle est commune non pas parce qu’inépuisable, mais parce qu’indispensable, et s’assimile par conséquent à un bien commun. Ainsi, Charbonnier relève que le droit, en créant la propriété, a créé « une métaphore, une fiction […] et cela sans s’occuper des inconvénients ». L’obsession propriétaire traduit le maintien stratégique par la classe dominante d’un ordre spatial et économique fantasmé, en décalage avec les conditions matérielles des sociétés industrielles.

Le peuple des producteurs

Avec la question de la propriété, la question du travail forme la « question sociale ». Charbonnier relève que la langue française ne propose que le seul terme « travail » pour désigner à la fois l’effort mécanique abstrait et l’investissement de qualité humaine, tandis que les langues allemande et anglaise en comportent deux (Werk vs. Arbeit ; work vs. labour).

La propriété donne la forme aux relations économiques et sociales, le travail en donne le contenu. Avec Organisation du travail (1839), Louis Blanc (1811-1882), journaliste et politicien que l’on peut rattacher au socialisme, montre que les possibilités offertes par le marché et l’investissement technologique a des conséquences inverses à celles affichées par ses défenseurs. Par exemple, le chemin de fer est un moyen de s’affranchir des distances, mais il contribue aussi à vider les campagnes et à faire disparaître des métiers sans compensation (palefrenier). Louis Blanc fait ainsi du principe de solidarité sociale un critère pour mettre à l’épreuve les transformations de la sphère économique. Toute nouvelle activité ne peut en soi être considérée comme bonne ou mauvaise, mais elle peut ou non élever la société, et c’est sur cet aspect qu’elle doit être jugée. Or, au milieu du 19ème siècle, la composante destructrice de l’innovation semble dominer la composante créatrice. Comme Proudhon l’écrit, il faut qu’il y ait des victimes au développement, car si tous les perdants de la transition économique devaient être dédommagés, les investisseurs ne pourraient pas faire de profit.

Proudhon critique du pacte libéral

Pour Proudhon, « les machines nous promettaient un surcroît de richesse ; elles nous ont tenu parole, mais nous dotant du même coup d’un surcroît de misère ». En mettant en évidence les fausses promesses des machines, Proudhon en dévoile aussi les potentialités, et ouvre deux corollaires. Le premier consiste à remarquer qu’il n’y a pas nécessairement de « clause malthusienne », c’est-à-dire l’idée que le projet moderne requiert nécessairement des formes de limitation de la population ; il faut que « tout le monde vive ». Le second consiste à admettre la technologie et la science comme facteurs favorisant un équilibre entre population et production. Ainsi, l’issue proposée aux contradictions modernes n’est pas l’abandon de la relation productive, mais la recherche d’une signification politique à la relation productive. L’abondance doit être « socialisée », c’est-à-dire utilisée à des fins d’émancipation du corps social.

Proudhon se consacre à la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange du point de vue théorique et pratique. La logique de rareté se substitue à la logique d’utilité et les prix se détachent des besoins. Le jeu de l’échange commercial et la mise en concurrence universelle des vendeurs et des acheteurs annule les bénéfices matériels obtenus par ailleurs. La rareté n’est pas le contraire de l’abondance, mais son corrélat, car si l’économie moderne crée plus de biens, elle organise par ailleurs la rareté par une rivalité accrue pour l’accès aux biens, et complique alors les rapports sociaux. Ainsi, la pauvreté dans l’abondance tient à ce que les prix sont fixés selon une logique de rareté. Proudhon prône donc une économie planifiée (contrôle des prix), mais admet que la liberté économique puisse en pâtir, et que l’arbitraire administratif puisse se substituer à l’arbitraire économique. Liberté et égalité s’opposent.

Comme Louis Blanc, Proudhon analyse les effets des chemins de fer sur les rapports sociaux. Les chemins de fer placent « le centre […] partout, la circonférence nulle part », nivelle les inégalités de position et de climat, confond le hameau avec le centre manufacturier, et donne la primauté aux points de passage au détriment des points de stockage. Libérée d’une partie de son poids, l’économie s’autonomise, et l’on peut parler de cycles économiques. Les entraves physiques à la mobilité ne disparaissent pas, mais elles deviennent endogène au monde social, si bien qu’il n’existe plus de sanction divine ou d’effet du hasard. Le cycle économique est expression de l’autodétermination des humains. Pour Proudhon, la liberté est définie en négatif comme affranchissement des obstacles. Elle peut refléter certaines des caractéristiques de l’économie moderne, mais pas toutes les caractéristiques.

L’idiome fraternitaire

Le langage politique de Proudhon au milieu du 19ème siècle est basé sur une solidarité sociale qui naît des relations de travail entre ouvriers. Il faut qu’il y ait égalité d’accès aux biens et aux facteurs de production, et notamment le travail. Le droit au travail est l’aboutissement de la critique socialiste. Proudhon défend une solidarité contractuelle qui enracine les structures politiques dans l’organisation professionnelle. La racine économique est sociabilisée. L’organisation fraternitaire regarde vers le passé (réactivation de solidarités professionnelles anciennes, vers la croissance intensive) et vers l’avenir (réponse au choc de l’accès aux fossiles, vers la croissance extensive).

Charbonnier se demande alors comment critiquer la modernité et en même temps défendre des valeurs de progrès. Comme le libéralisme, le socialisme serait allé chercher des outils antérieurs à la Révolution en remettant au goût du jour le langage des confréries, du compagnonnage, etc. C’est parce que la division sociale du travail est intermédiaire en France à l’époque (les ouvriers maîtrisaient une large part des processus de production, et en voyaient le lien avec la nature et le commerce) que le travail peut à la fois être conçu comme activité productrice et comme un levier de socialisation. Les ouvriers réinventent des anciens schémas, notamment la corporation à la ville, la propriété collective et le commun à la campagne. Charbonnier y voit dans cette activation du travail comme moyen de socialisation une source d’inspiration pour protéger la nature en ce début de 21ème siècle.

Durkheim : « carbon sociology »

Émile Durkheim aurait occulté de façon moderniste la nature comme enjeu social. Pour beaucoup d’auteurs écologistes, l’autonomisation de la société aurait historiquement institué un aveuglement à l’égard des problèmes environnementaux. Mais Charbonnier estime que la pensée de Durkheim est mal décrite par cette notion de « consécration du social », car le social est d’emblée pensé comme l’œuvre du conflit entre abondance et liberté. Certaines caractéristiques de l’industrie moderne rendent possible la connaissance sociologique. Par exemple, les voies de communication deviennent en elles-mêmes un fait sociologique. La société n’est donc pas uniquement composée d’individus. Il y a critique de la modernité économique sous l’angle des conséquences psychosociales de l’enrichissement. Le milieu social se complexifie, les interdépendances possèdent un sens, mais il y a risque de désaffection de l’esprit social, notamment par l’individualisme, déjà dénoncé au début du 20ème siècle. Dans cette nouvelle modernité, la morale utilitaire, parce qu’elle ne reconnaît pas de finalités sociales à l’action et au jugement, vise uniquement à légitimer la civilisation acquisitive.

Le déclassement des plaisirs

Durkheim fait de la contradiction entre abondance et idéal d’émancipation un problème sociologique. Il adopte l’idéologie dominante en estimant que rien ne peut plus limiter la puissance productive du travail. Les contraintes naturelles s’éloignent. Mais il note également qu’abondance matérielle et bonheur subjectif ne sont pas proportionnés. Les plaisirs de la consommation marchandes ont un plafond ; la production des plaisirs par l’économie se heurte à des limites. Durkheim estime que cette limite est déjà atteinte en 1893, tout en notant que le bonheur n’a pas nécessairement crû, et en conclu que la division du travail, au-delà d’un certain seuil, n’œuvre pas pour l’accroissement du bonheur. La division du travail est donc poursuivie au-delà de sa raison fonctionnelle. Ce mécanisme induit deux conséquences :

  • le récit libéral de la symbiose entre abondance et bonheur est erroné, le « moteur hédoniste » n’était pas le plus important ;
  • la division du travail est capable d’être prolongée au-delà du nécessaire et devenir néfaste.

Durkheim voit dans la première conséquence une défaillance morale des hommes découlant de l’incapacité à résister à la consommation de masse. Le repli de la solidarité n’a pas de cause économique, mais une cause sociale : le besoin de composer des rapports sociaux plus riches et plus différenciés. Les gains d’efficacité ne sont alors que secondaires. C’est la solidarité organique. Durkheim voit dans la seconde conséquence un risque d’overshoot : l’économie va au-delà de ce qui est nécessaire à la subsistance. C’est le « déclassement des plaisirs » qui signe pour Durkheim la perte de moralité des individus et l’auto-entretien des finalités productives en-dehors de tout contrôle social. C’est ainsi qu’il y a augmentation de la criminalité et des suicides : « La richesse […], par les pouvoirs qu’elle confère, nous donne l’illusion que nous relevons que de nous-mêmes ». Pour la sociologie classique, l’autonomie radicale – et les excès de la croissance qu’elle induit – comporte un aspect immoral.

Cette analyse montre qu’un malaise social est déjà bien identifié à l’aube du 20ème siècle. Les individus sont habitués par l’idéologie dominante à voir dans le couple désir-économie le moteur de leur émancipation, mais ils dépriment parce que les conditions matérielles de l’autonomie perdent leur fonction socialisatrice. L’œuvre collective qui consiste à éloigner les contraintes naturelles fait courir l’homme à sa perte morale, sociale et politique. Seule l’autonomie intégratrice, c’est-à-dire le réenchâssement de l’économie dans la société, propose un avenir.

Durkheim définit l’autonomie sociale selon les caractéristiques suivantes :

  • l’intériorisation des contraintes grâce au progrès, mais pas de séparation à l’égard du monde extérieur ;
  • une attention aux transformations matérielles d’existence et aux aléas naturels ;
  • la mise en avant du social comme milieu propre, non pas pour rendre la société imperméable au monde, mais pour faire barrage à l’écologie politique libérale et aux incitations acquisitives, devenues obsolètes.

Charbonnier revient sur la notion d’ « autonomie intégratrice » et postule que l’abondance est nécessaire à l’autonomie, mais selon un dosage très fin. Sans abondance, le social ne peut pas se percevoir comme une réalité et les idéaux libéraux ne peuvent pas se mettre en place. Au contraire, si l’abondance est exagérée, notamment dans le cas où les motifs purement économiques continuent d’occuper les idéaux collectifs (comme dans une idéologie libérale naturalisée), l’équilibre délicat du social est compromis. Le 19ème siècle n’aurait pas vu ce dosage fin se concrétiser.

À la fin du 19ème siècle, la démocratie donne à l’industrie la mission de stabiliser le corps social. S’il n’est pas au pouvoir, le prolétariat est toutefois en position d’obtenir des concessions politiques. C’est une carbon sociology qui met en évidence que le charbon ne va pas seulement de pair avec une manie acquisitive, mais favorise également les conditions de la démocratisation de la société. Ainsi, le désir d’autonomie ne se réalise déjà plus seulement dans le cadre d’une orientation acquisitive, accumulatrice et consommatrice, mais d’une manière plus complexe. L’articulation entre idéal démocratique et l’industrie va, chez Durkheim, plus loin que dans la tradition socialiste.

Un retour à la solidarité mécanique ?

Durkheim propose de réintégrer les travailleurs dans des groupes de nature corporatiste afin de lutter contre l’atomisation de la société. Les corporations peuvent être comprises comme des segments claniques ou des castes que l’on aurait vidées de leur substance religieuse et rituelle, et auxquels on n’appartiendrait pas par héritage. Cette volonté de faire perdurer des traits communautaires traverse l’ensemble des idéologies politiques modernes : appartenances religieuses, appartenance à un lieu, un terroir, appartenance ethnoculturelle, voire raciale. Mais à la différence de ces tendances traditionalistes, le corporatisme n’est pas inégalitaire, il ne naturalise pas les formes historiques de domination, il rejette le contenu répressif de l’ordre segmentaire, et il ne sanctifie pas l’ordre productif. Il est « conforme aux réquisits modernes d’organicité ». Il y a mise à profit de l’organisation productive en tant que vecteur de solidarité. Au final, il n’est pas nécessaire de remettre en question le projet moderne, mais seulement de l’orienter positivement pour actualiser la promesse des Lumières. Charbonnier y voit dans cette vision du socialisme une contribution à la démocratie industrielle.

Charbonnier relève qu’il y a une discontinuité apparente entre le problème social du 19ème siècle et le problème écologique au début du 21ème siècle, mais qu’il existe en réalité une continuité plus essentielle en ce que ces deux problèmes portent sur la contradiction entre volonté d’autonomie et affranchissement à l’égard des contraintes naturelles.

Charbonnier donne à la « démocratie industrielle » les caractéristiques suivantes :

  • elle place la réflexion sur l’égalité et la liberté dans un cadre formé par les techniques, car sans prolétariat, pas de critique du libéralisme ;
  • elle fait dépendre le projet d’autonomie aux relations productives ;
  • elle renforce l’autonomie-intégration (réintégration de l’économie dans le social) ;
  • l’exploitation des ressources vise la subsistance, et non l’acquisition sans limite, et intègre volontiers les connaissances scientifiques pour être optimisée.

Charbonnier relève que la démocratie industrielle comporte deux ambiguïtés. La première est que la nature est y est considérée comme un partenaire productif, avec ses caractéristiques propres (homogène, insensible, n’opposant pas de résistance, susceptible d’être impliqué dans des projets de grande ampleur). Or ce type de relation à la nature est dénoncé par les critiques écologistes du libéralisme. Qu’adviendrait-il de la pensée sociale si la nature n’était pas pensée comme ressource ? La seconde ambiguïté est celle de la dépendance de la démocratie à l’industrie. Que devient l’exigence démocratique si les rapports sociaux qui se nouent dans l’appareil productif disparaissent (délocalisation, changement de vecteur énergétique, ralentissement du rythme productif) ? Au final, comment penser l’égalité des droits quand le substrat technique et économique disparaît ?

L’hypothèse technocratique

Flux de matière et arrangements marchands

Charbonnier identifie deux motifs des révolutions politiques et économiques du 19ème siècle :

  • un système industriel au service des hommes, capable d’accueillir les aspirations matérielles et sociales (esprit d’industrie) ;
  • un système industriel comme vecteur de l’esprit d’entreprise et expression du motif du gain (esprit de commerce).

Charles-Henri Saint-Simon (1760-1825) et Thorstein Veblen (1857-1929), qui peuvent être considérés comme les représentants d’une pensée « technocratique », cherchent à éliminer la dépendance de l’esprit d’industrie à celui du commerce, car, comme le relève Charbonnier, la pensée libérale, en promouvant l’idée que l’avidité de quelque uns fait le bien de tous, a créé une confusion entre ces deux esprits. L’agir économique dépend de motifs psychologiques. L’échange devient l’acte d’intérêt de l’économie et, ce faisant, ignore les relations au milieu, les énergies, l’espace, etc. Saint-Simon et Veblen imaginent alors une sorte de gouvernement industriel tourné vers le bien commun et non vers l’accumulation de richesses. Ils montrent que la gestion comptable et financière des affaires s’oppose souvent à la gestion raisonnée des moyens matériels et humains, à force de dilapidations de stocks au gré des spéculations et d’adoption de technologies dangereuses et inefficaces au nom d’intérêts économiques.

Corrélativement, les sciences et les techniques n’ont pas de pouvoir propre. Ainsi, contrairement au discours d’une partie de l’historiographie environnementaliste, la modernité n’est pas l’âge du triomphe des techniques, mais de leur impuissance. Les savoir-faire techniques sont soumis à la composante financière et économique de la modernité. Tout comme l’aristocratie jadis, la classe oisive issue de la société industrielle prend le dessus. Veblen en particulier dénonce une élite rentière (l’actionnariat). Et promeut la figure de l’ingénieur.

Saint-Simon : un nouvel art social

Selon Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836), l’ « art social » est « l’art d’arranger les droits de l’homme, ou leur exercice dans une multitude d’individus sans qu’ils se nuisent, mais au contraire qu’ils y gagnent ». À partir de l’idée qu’il est possible de composer une association stable et juste sur la base exclusive des compétences pratiques basée sur des fondements scientifiques, la politique devient une science positive, c’est-à-dire une discipline focalisant son attention sur ce qui est plutôt que sur ce qui devrait être. C’est l’approche que prône Saint-Simon.

L’oisif doit alors être réintégré dans l’association industrielle, surtout s’il est détenteur du capital. L’industrie est pour elle-même un principe régulateur parce qu’elle satisfait des besoins et produit des idées communes, des valeurs fédératrices. L’introduction des techniques est vue comme une occasion de procéder à une passation de pouvoir. On passe « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ».

La normativité technique des modernes

Il n’y a pas toujours identification des perspectives de prospérité générale aux perspectives de profit. Les technocrates veulent donc ajouter une clause au pacte libéral : retirer l’autorité aux élites économiques pour la donner aux élites industrielles. Tandis que, dans la pensée libérale, la division du travail, entendue comme différenciation sociale et morale des individus, est bénéfique, elle est, chez Saint-Simon, limitée par les rapports collectifs au monde matériel. Le travail se divise, mais il s’unifie par le fait qu’il a le monde pour objet et la société pour sujet. La nature est à la fois le socle des relations que les hommes nouent entre eux et une (la seule) instance capable de donner un but matériel à une société qui cherche à se débarrasser des justifications non matérielles (surnaturelles ou individualistes). Saint-Simon postule que le recours à la répression est le seul moyen dont dispose une autorité non gagée sur le monde naturel pour se faire reconnaître et obéir, un moyen pour naturaliser l’autorité en l’absence d’un principe normatif tangible. La liberté industrielle n’est pas une liberté-extraction, mais une intégration politique des limites matérielles dans les relations productives.

La mise à nu du schème productif

Charbonnier fait remarquer que l’industrie est aussi un lieu d’expérimentations aux conséquences parfois tragiques. Les corps et les milieux sont des victimes nécessaires du processus industriel. L’industrie prend donc une responsabilité sociale. Elle doit rester à l’écoute des alertes sanitaires et s’autolimiter. Elle n’a toutefois pas été à la hauteur de cette tâche au cour de l’histoire, et cela en raison de deux causes :

  • L’idée selon laquelle les bénéfices futurs valent bien les sacrifices présents. Les « externalités » (environnementales, sociales, etc.) sont justifiées par l’idée d’une marche vers le progrès. L’industrie est non seulement responsable du présent, mais aussi de l’avenir, et les garanties d’accroissement du bien-être et des libertés valent bien les incertitudes et les préjudices présents.
  • Les conséquences négatives de l’industrie (accumulation de déchets, pollutions, risques, maladies) sont minimisées par le fait que la production est en même temps le socle de pratiques socialisatrices. En d’autres termes, ce que permet l’industrie sur le plan social prime sur les effets négatifs de l’industrie.

Veblen et le culte de l’efficacité

Charbonnier voit deux prolongements à la pensée de Saint-Simon :

  • le socialisme et le communisme, avec notamment Marx et Polanyi ;
  • la technocratie, avec Veblen.

Thorstein Veblen (1857-1929), économiste et sociologue américain, met en évidence la notion de consommation ostentatoire, qui structure les comportements individuels des élites dans un but de distinction sociale, en totale opposition avec l’instinct artisan dominant dans les classes subalternes. L’opposition entre business et artisanat devient un réel problème sociologique et historique.

À la fin du 19ème siècle, l’efficacité de l’économie fait l’objet d’un débat aux États-Unis. Parce qu’elles sont abondantes, les ressources seraient mal gérées (voir Jevons). Pour mitiger ce mouvement, les conservationnistes (Theodore Roosevelt) agissent avec l’idée que la nature peut être raisonnablement exploitée tout en étant maintenue en tant que ressource pérenne. Les conservationnistes se différencient des préservationnistes (John Muir), qui attribuent une valeur intrinsèque à la nature sauvage (wilderness) irréductible à son emploi utilitaire.

Veblen constate que le manque de fluidité dans les processus de production et de distribution découle d’archaïsmes encore présents dans les institutions qui se disent pourtant progressistes. La question de l’efficacité se trouve aussi chez Frederick Taylor avec le management scientifique (1911). Mais en matière de recherche d’efficacité, Veblen se différencie de Taylor en ce que le premier s’attaque au jeu des marché et à l’emploi raisonné des forces de travail (machines, ressources), alors que le second prend le travail pour cible (les ouvriers sont des paresseux et sabotent leur travail de manière plus ou moins consciente). Pour Veblen, l’alliance entre le propriétaire et le manager dévoile la véritable visée de l’efficacité, c’est-à-dire la réinstauration d’une distinction sociale symbolique. Enfin, il y a chez Veblen la volonté d’instaurer un nouveau système de prix basé sur une métrique substantielle (réalité objective des flux matériels produits et échangés), opposé au marché concurrentiel. Au contraire, Taylor promeut une image de manager qui extrait l’élite de la classe oisive pour la rendre dépositaire d’un savoir-faire logistique central, et donc rémunérateur. La position du travailleur s’en trouve amoindrie.

L’ingénieur et la propriété

Veblen se demande pourquoi la norme financière supplante la norme technique. Par un retournement des choses, il interroge l’hypothèse que ce sont en réalité les entrepreneurs industriels qui sabotent les forces humaines et matérielles dans le but d’optimiser le profit. Le sabotage ouvrier est illégal mais légitime ; le sabotage capitaliste est légal mais illégitime. La sous-efficacité n’est pas recherchée en tant que telle, mais comme instrument dans un marché guidé par les stimuli. Veblen donne quelques exemples de sabotages capitalistes : les tarifs douaniers, les restrictions, les prohibitions (pour retarder un concurrent). Le sabotage est donc institutionnalisé.

Veblen montre par ailleurs que les dispositifs éthiques et juridiques développés dans la pensée libérale au 18ème siècle ont été rendus obsolètes par l’industrialisation, tout en gardant une force de légitimation de l’ordre économique. L’autonomie individuelle est bien à l’origine une force progressiste, mais la complexification des forces productives et des circuits de financement rend les protections juridiques insuffisantes. Cette complexification rend impossible l’affinité entre propriété et responsabilité technique. Les droits personnels avaient au départ un sens politique, mais possèdent désormais un sens exclusivement économique. Veblen remarque aussi que dans les premiers temps de l’industrie, la création d’entreprises était du fait d’innovateurs et de techniciens, mais qu’elle est désormais prise en charge par la finance d’entreprise. Le capitalisme aurait donc changé de visage quand son couplage avec les aptitudes techniques a été mis au second plan au profit de la valorisation du capital, devenu autonome.  La comptabilité nationale ne fait d’ailleurs aucune différence entre le revenu du travail et le revenu du capital. Le futur de l’organisation sociale serait donc à trouver dans l’alliance entre les ingénieurs et les travailleurs, car tous deux s’opposent au marché souverain. La figure de l’ingénieur d’État permet cette nouvelle alliance. Elle permet également de dépasser l’opposition traditionnelle entre le prolétariat et la bourgeoisie, car l’ingénieur et le propriétaire peuvent tous deux être des bourgeois, ils n’en ont pas moins des buts radicalement différents.

Enfin, Veblen introduit l’idée que la valeur des choses puisse être proportionnelle à l’intensité énergétique.

La nature dans une société de marché

Marx ou Polanyi ?

Le communisme peut-il représenter une alternative au libéralisme sur le terrain du rapport à la nature ? Karl Marx (1818-1883) confère au capital et à la logique de son accumulation une dimension totalisante dans la mesure où le capital permet de penser l’expérience sociale dans son ensemble (et en particulier les rapports de domination). L’appareil productif n’est plus l’ennemi, seule reste à résoudre la question de la répartition de la propriété et des profits. En ce sens, le communisme, s’il permet de réarranger les rapports sociaux, ne remet pas en cause le productivisme.

Entre l’époque de Marx et la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme global a toutefois pris un visage plus complexe que celui d’un système où prévaut l’exploitation de l’homme par l’homme. Différentes formes de sécurité sociale sont apparues. Des crises économiques ont provoqué des guerres. L’économie moderne, sa prétention à l’universalité étant permise par des mécanismes de prédation (production de valeur extra-légale et non marchande, colonies) a montré son incapacité à subsister seule dans son milieu et sur son sol nourricier. Ces contradictions se sont manifestées de deux manières :

  • l’État a mis en place des mécanismes de protection pour que ce dont le capital est tributaire, notamment la force de travail, ne se retourne pas contre lui ;
  • les droits de la personne, d’une universalité à géométrie variable, ont systématiquement été niés dès que l’extraction de valeur apparaissait comme impérative.

Karl Polanyi (1886-1964) a synthétisé ces contradictions. Il estime que la nature (en particulier le sol et la terre) est une instance primordiale qui rend la modernité rétive à toute forme de totalisation, qu’elle soit libérale ou matérielle. Il note que les développements de la pensée communiste du début du 20ème siècle sont restés inachevés et qu’ils sont entrés en concurrence avec d’autres manières de politiser le rapport au sol, notamment le conservatisme (vieux sol national, vérité de la terre et de la race). Il en conclut que ni le libéralisme ni le communisme ne se sont déployés comme prévu.

Marx penseur de l’autonomie

Le matérialisme historique de Marx fait jouer un rôle aux rapports collectifs à la nature. Pour lui, la bourgeoisie possède une capacité encore jamais de transformer le monde physique (« subjugation des forces de la nature », « application de la chimie à l’industrie », « le défrichement de continents entiers », etc.). Si marché mondial fragilise les travailleurs, il représente un allié dans le déploiement du communisme, dans la mesure où il s’oppose à l’ordre féodal.

Le protectionnisme est pour Marx de nature à favoriser une bourgeoisie nationale et doit donc être combattu. Les crises de surproduction rendent le capitalisme inutile en ce que les classes bourgeoises ne sont plus assez grandes pour contenir toutes les richesses. La contradiction du capitalisme selon Marx est que l’accumulation de richesses est créatrice d’une classe bourgeoise en même temps qu’elle en est la destructrice. Marx voit dans l’abolition de la propriété une solution pour que l’industrialisme prospère tout en éliminant cette contradiction.

Charbonnier identifie deux questions soulevées par cette « dramaturgie communiste ».

  • Il existe un antagonisme entre la force de travail et les forces productives. Cet antagonisme est-il la cause du développement technologique ou bien son effet ? D’un côté les rapports de domination sont favorisés par les développements technologiques (la transformation des techniques modifie les rapports sociaux). D’un autre côté, pour Marx du moins, l’ordre politique capitaliste peut être combattu avec les moyens techniques et matériels issus du capitalisme (la modification des rapports sociaux ne nécessite pas de transformation des techniques). Il serait donc possible pour Marx de développer les techniques sans que ces dernières trouvent leur source dans les conflits sociaux.
  • Qu’elle est le rôle de l’autonomie dans l’idéal révolutionnaire chez Marx ? Selon Charbonnier, si Marx pourrait réduire l’autonomie à un idéal libéral, il y voit en fait un moyen d’autodétermination de la société où chacun entraîne l’autre dans son mouvement, jusqu’à la rupture du cadre juridique. Charbonnier invite à relire Marx en portant son attention sur l’institutionnalisation des milieux naturels via le droit, la technique et la science.

Le bon usage de la forêt

En Rhénanie, à l’époque de Marx, il existait une distinction non formalisée entre, d’un côté, les ressources fixées sur le sol qui appartenaient aux propriétaires respectifs et, de l’autre côté, un ensemble de choses (bois mort, certains fruits, petits animaux) qui appartenaient au « commun » et qui jouaient un rôle important dans la subsistance des paysans. Cette distinction fut bientôt amoindrie dans le droit (1842) et Marx s’en préoccupa. Une police des forêts fut mise en place. Le glanage devint illégal et fut bientôt considéré comme un archaïsme, alors qu’il aurait pu représenter un ensemble de techniques modernes de subsistance, mais non alignée sur la rationalité propriétaire. Ce débat met en évidence les intérêts de classe et leurs orientations historiques, la dimension de classe du droit, le fait que la nature puisse être un espace de controverses, et enfin la contradiction (peut-être apparente) entre un Marx qui défend les commoners rhénans, et le Marx qui voit dans l’accumulation des choses – et donc dans la structuration capitaliste de la société – un facteur révolutionnaire. Mais pour Marx, l’enjeu n’est pas la cohérence doctrinale, mais le fait de pouvoir entraîner les paysans vers l’idéal socialiste, contre toute conception traditionaliste de la société. D’ailleurs, Marx a parfois dépeint les paysans comme un agrégat d’individus incapables de se constituer en classe, férocement attachés à leur petite propriété, et prêts à se soumettre à n’importe quelle personnalité providentielle. Certaines familles paysannes sont ainsi devenues économiquement bourgeoises et politiquement conservatrices. En étant attachée à des pratiques prémodernes ou en investissant l’intersection entre ordre bourgeois et arriération politique, la paysannerie tombe ainsi dans les limbes de l’histoire.

Technologie et agronomie

Marx dégage et analyse la notion de survaleur (ou plus-value) en observant les médiations entre l’activité humaine et le monde. Ces médiations sont techniques et organisationnelles plutôt que juridiques. Selon Marx, le travail est un processus qui a lieu entre l’homme et la nature et se réalise au moyen d’une « médiation ». La médiation minimale est celle de l’« équipement corporel » du travailleur (son corps), mais celle-ci est bientôt complétée par des dispositifs « exosomatiques », c’est-à-dire les machines.

La complexité croissante des médiations augmente la division sociale du travail et rend l’espèce encore plus tributaire de la coopération et par conséquent encore plus exposée aux mécanismes de domination (contrôle exclusif des moyens de production par une partie de la population, répartition inégale des médiations techniques). Le travail devient donc une médiation comme une autre et devient une marchandise.

Alors que l’exploitation du travail et la création de la survaleur sont, selon Marx, dues à l’inégale répartitions des moyens de production, elle est considérée par l’économie politique classique comme le résultat « naturel » du capital investi. Marx critique ainsi Ricardo en notant que ce dernier, considérant la survaleur comme inhérente au mode de production capitaliste, néglige d’en analyser les causes véritables. Le profit est considéré comme une vertu métaphysique du capital parce qu’une réalité impersonnelle (les machines, la chimie, etc.) le rend possible. Ainsi, pour Marx, l’exploitation de la nature va de pair avec l’exploitation de l’homme. En résumé, le paysan est une figure prémoderne, ou tout au plus un propriétaire qui incarne un compromis entre bourgeoisie et conservatisme politique, et finalement intègre la rationalité industrielle (agro-industrie) sans se soucier de la pérennité des sol. Ainsi, « quel que soit le niveau auquel on se place, la réorganisation territoriale et économique […] se grippe ».

La conquête du globe

Marx note que le capitalisme a vocation à investir le monde entier. Il admet l’irréversibilité du processus (produire, c’est faire l’histoire et accumuler des déchets), et le fait que ce processus ne laisse plus de place à une relation autre que productive ou non productive. C’est pourquoi les interprétations actuelles de la pensée de Marx sont clivées entre une tendance accélérationniste et une tendance de soutenabilité. Pour Marx, il existe deux états stables de la relation entre la production (rapport aux choses dont la société vit) et la reproduction (corps social tourné vers l’avenir) : une forme primitive et une forme post-capitaliste.

Karl Polanyi : protéger la société, protéger la nature

Dans La Grande transformation (1944), Karl Polanyi définit une série de mesures que devraient prendre les nations industrielles pour protéger la nature :

  • favoriser les exploitations rurales et les coopératives ;
  • exclure les ressources de base des logiques de marché ;
  • créer des parcs et des réserves naturelles ;
  • prendre en charge collectivement les espaces et les richesses.

Il faut donc encadrer la nature par des institutions politiques. Polanyi considère le lien entre la nature et la politique comme un élément du cahier des charges d’une politique démocratique. Le corps social se découvre en même temps une tendance spontanée à se protéger contre les agressions du marché.

Polanyi analyse la mutation subie par le libéralisme agraire au moment de la révolution industrielle, et propose une reconstitution du paradigme libéral. Il s’oppose à cet égard aux penseurs libéraux contemporains, comme Friedrich Hayek, Karl Popper et Walter Lippmann. En effet, pour ces derniers, il faut combattre l’industrialisme, c’est-à-dire les pouvoirs coercitifs (signe de l’effort de guerre), le planisme et l’enrégimentement social (signes du totalitarisme), tous engendrés par l’autonomie des technostructures qui réduit la société civile à la mobilisation industrielle intégrale. Le pacte libéral devient un instrument de protection contre l’industrialisme. Ainsi, pour Hayek, par exemple, la liberté économique ne doit pas compter sur la conquête absolue de biens de la nature. Le libéralisme, s’affichant comme une doctrine de la limitation du pouvoir politique, n’aurait jamais promis l’abondance absolue. Il présente en revanche le marché comme seul instrument apte à faire primer les intérêts spirituels de l’individu sur ses intérêts matériels, car le marché peut être tempéré. Polanyi montre les limites de cette vision libérale du marché, dans la mesure où, estime-t-il, le marché s’est au contraire emballé sous l’effet de la révolution industrielle.

Le désencastrement

Pour Polanyi, le mouvement des enclosures a créé les conditions d’une séparation du travail d’avec la terre. Cette modernité est caractérisée par la conversion des communs en enclos à moutons au profit d’une économie de rente foncière, et la destruction de l’économie de subsistance au profit de l’économie de marché.

En même temps, la puissance publique est appelée à la fois à instituer les conditions cadres qui accompagnent ce mouvement et créer des mesures de protection contre les conséquences. La création de richesses n’est donc pas, selon Polanyi, l’effet d’une pure fructification autonome du capital, mais celui d’une politique, donc extérieure à l’économie. Le premier tiers du 19ème siècle marque ce que Polyani appelle le « désencastrement » de l’économie. En 1834, en Angleterre, les lois d’aide aux indigents (Poor Laws) sont abolies, avec l’idée promue par des penseurs comme Thomas Malthus, Joseph Townsend, James Mill, ou David Ricardo, que les « lois naturelles » déduites de la recherche individuelle du profit garantissent l’optimum social. Le « filet de sécurité » consistant à chercher à garantir l’égalité d’accès aux ressources est vu comme un biais générant des pathologies plus grandes encore que la misère.

Charbonnier relève que ces lois, aussi « naturelles » soient-elles, sont aussi des lois de vie et de mort, et se trouvent être les lois de la rente foncière. Il s’agit donc pour l’État de garantir au capital un accès optimal aux ressources, et en particulier à la terre. Le processus initié par le mouvement des enclosures met en évidence le fait que la libération des richesses de la terre constitue la marge de manœuvre principale des gouvernants pour lutter contre les servitudes et les contraintes. La vision d’une nature comme ressource est donc contemporaine à l’instauration de l’économie de marché. La terre devient alors un point de focalisation pour composantes variées de la vie économique et politique.

Dans ce contexte, Polanyi met en évidence l’importance de la notion de rareté, entendue comme une forme générique de dépendance aux objets instituée par l’économie marchande. La rareté est le mobile du manque, et le manque devient à son tour le ressort central de l’agir économique. Or, avec la révolution industrielle, l’énergie devient une nouvelle marchandise – déconnectée d’un support organique (hommes, animaux) ou technique (moulins) – et donc un bien sujet à la rareté et moteur du développement économique.

Socialisme, libéralisme, conservatisme

Charbonnier relève que le fait d’analyser le socialisme de première génération sous l’angle de la terre fait ressortir que des mouvements conservateurs ont aussi thématisé la protection de la terre.

Le credo libéral, qui organise les rapports entre les États et les marchés, élabore le droit de propriété et encourage les aventures coloniales, induit, selon Polanyi, un contre-mouvement destiné à protéger le collectif contre les pathologies du marché. La société, se défendant contre ce qui l’agresse au nom d’une norme qu’elle se définit elle-même (l’« étoffe de la société » chez Polanyi, qui est révélé par le « contact [de la société] avec les machines », le « cogito » de la société pour Charbonnier), apparait comme une chose, un concept, et provoque corrélativement la naissance des sciences sociales. En tentant d’inscrire cette société dans une « expérience historique de la dépossession », le socialisme révèle l’incapacité du libéralisme à prendre en compte, ou à étudier, les formes de socialisation provoquée par le régime productif marchand. Or, comme le relève Charbonnier à la suite de Polanyi, le contre-mouvement a plus souvent été conservateur que socialiste.

Pour appuyer cette thèse, Polanyi note que la nature et l’homme font pratiquement un dans la sphère culturelle. La terre n’assure pas qu’une fonction économique pour le travailleur, mais aussi un lieu de vie et une condition de la sécurité matérielle. La terre constitue à la fois une instance productive et une instance territoriale. Or la notion contemporaine d’environnement ne fait pas de distinction entre ces deux instances, tandis que le marché les a quant à lui complètement dissociées, en réduisant la terre à son rôle économique et ignorant son rôle social, voire identitaire. Un espace épistémique et politique mettant en avant les aspects sociaux et identitaires du rapport à la terre s’est donc ouvert. Ce sont les mouvements conservateurs (classes terrienne ou aristocratique) qui, presque par définition ont pu remplir cet espace, et cela non pas par soucis écologiste, mais pour maintenir l’identité locale, pour préserver dans le droit coutumier la possibilité de faire usage de son sol natal à une époque où le lieu de vie était aussi un moyen de subsistance. Dès la Première Guerre mondiale, la protection de la terre s’identifie alors au protectionnisme agrarien.

Charbonnier relève l’ironie de cette situation, dans la mesure où les classes terriennes (éventuellement aristocrates) se retrouvent à lutter contre les effets de ce qu’elles avaient encouragé, c’est-à-dire le mouvement des enclosures. Ce retournement est permis par la capacité de l’aristocratie à se trouver une nouvelle fonction face à la modernité. Ce constat vaudrait, mais dans une moindre mesure, pour le clergé et l’armée, deux instances qui ont conservé une fonction sociale, mais ont perdu leur fonction politique. La terre est ainsi « [jetée] dans les bras des forces conservatrices ». Charbonnier identifie le fascisme comme l’une de ces forces conservatrices. Le fascisme se caractérise notamment par une alliance entre intérêts capitalistes des grands propriétaires, l’affirmation de la nation comme espace de souveraineté, et l’antiparlementarisme. Pour Polanyi, l’échec du projet socialiste vient du fait qu’il n’a pas su prendre en compte que la terre est inextricablement entrelacée aux institutions de l’homme.

Charbonnier relève que la puissance de l’analyse de Polanyi tient que ce qu’elle réussit à analyser en parallèle, d’une part, l’idée de l’alliance de la nature et de la société, et, d’autre part, l’opposition entre socialistes et conservateurs agrariens, c’est-à-dire une opposition entre un mouvement de protection du collectif contre les agressions du marché, et un mouvement prônant un retour aux structures sociales prémodernes tout en étant « [devenu] étrangement compatible avec le capitalisme ». Exprimé de manière plus compacte, l’alliance société-nature va de pair avec l’opposition socialisme-conservatisme. L’analyse de Polanyi remet également en question la définition du socialisme par ses seules « fonctions industrielles », puisqu’une définition par ce qui seraient les « fonctions agricoles » semble également possible.

Charbonnier tire trois leçons de cette analyse de la nature dans une société de marché :

  • Le rendez-vous entre la pensée socialiste et la question de la nature a été manqué. La critique du libéralisme s’est en effet faite de l’intérieur du système productif. En conséquence, les réactionnaires se sont emparés de la question de la terre sous l’angle de l’ancrage au sol et ont fini par être ralliés par les paysans. Selon Charbonnier, l’écologie politique a perdu un siècle.
  • Le libéralisme, le socialisme et le conservatisme sont respectivement les avocats du marché, de la justice sociale et de la nation. Leurs stratégies distinctes visent à édifier – avec des réponses différentes – un système normatif sur la base des relations de subsistance, d’habitation et de connaissance du monde. La pensée environnementale, en portant le thème de l’éthique de la nature ou en valorisant la nature sauvage, s’est tenue à l’écart du jeu investi par les autres participants, c’est-à-dire celui visant à définir un idéal d’autonomie.
  • Trois menaces naissent dans la « zone de friction » entre autonomie et abondance : désajustement entre, d’un côté, le rythme de la croissance économique et les sacrifices sociaux et, de l’autre côté, ce que peut encaisser un tissu social sans se désagréger ; recomposition d’une élite déconnectée des exigences propres à l’organisation d’une société technique (institution du droit à la propriété, autonomisation de la finance et des activités de rente, perte de contrôle des technostructures, crises de surproduction, irrationalité boursière, etc.) ; et la captation conservatrice de la protection de la nature.

La grande accélération et l’éclipse de la nature

Freedom from want

La « Grande accélération » est un concept de l’histoire de l’environnement qui désigne l’accélération soudaine de la consommation énergétique mondiale qui eut lieu juste après la Seconde Guerre mondiale. Charbonnier relève un paradoxe de la Grande accélération : il y a en même temps accélération de l’exploitation du globe et disparition de la conscience matérielle. Par exemple, la période historique qui suit la Grande accélération en France, le Trente Glorieuses, ne voit pas l’émergence de paradigme géo-écologique. La conscience sociale majoritaire est alors dominée par le capitalisme démocratique, c’est-à-dire un capitalisme adouci par des mesures sociales. Les premières formes de contestation environnementale restent parallèlement en marge. Aux États-Unis, en 1941, Roosevelt énonce quatre libertés : demeurer à l’abris des besoins (freedom from want), la liberté de parole, la liberté de culte, et la protection contre la violence politique. En 1963, Kennedy proclame que « la marée montante soulève tous les bateaux », promouvant ainsi la théorie du ruissellement (le profit de quelques-uns finit par profiter à tous).

Dans cette société de la Grande accélération, le travail et la terre demeurent toutefois des biens marchands. Afin de fluidifier les processus d’accumulation, de protéger les États développés contre la concurrence des États « en voie de développement », et d’absorber les conséquences du chômage structurel, les États occidentaux mettent en place des mesures de protection sociale ; se développe ainsi ce que d’aucuns appellent l’État-providence. Ces mesures sont considérées comme nécessaires au bon fonctionnement de l’économie. L’économie, elle, ne répond qu’au marché. Et globalement, la conscience matérielle a disparu.

Charbonnier propose d’identifier et d’analyser les causes de la disparition de la conscience matérielle. Il décrit un mécanisme qu’il appelle le « piège du progressisme ». Le lien entre la garantie des droits et l’abondance matérielle prend au piège la vie politique selon la « mélodie du bonheur » suivante :

  • la technologie augmente la productivité du travail et abaisse les prix des biens de base ;
  • le « niveau de vie » augmente ;
  • il y a accès au confort privé vu comme protection de l’entité familiale contre les menaces de la nature (l’urbanisation libère les individus de la terre) et de la promiscuité (architecture, organisation spatiale du bâti, chauffage, isolation, arts ménagers, « infrastructures de l’intimité »).

Sous le régime de la Grande accélération, tous les indicateurs géo-écologiques forment toutefois des courbes en crosse de hockey. Comment alors interpréter la Grande accélération dans une perspective d’histoire environnementale des idées politiques ? Charbonnier évoque trois approches :

  • considérer que, préparant des crises immenses, la Grande accélération est essentiellement négative ;
  • prendre au sérieux le traumatisme de l’expérience totalitaire sur la conscience collective européenne et occidentale et admettre le fait que la philosophie politique se soit détournée du problème métabolique au profit des droits de l’homme, de l’émancipation des masses voire d’une lutte contre tout pouvoir contraignant ;
  • chercher dans les dispositifs techniques et institutionnels de l’après-guerre ce qui a rendu invisible la dépendance de la grande accélération à l’égard du monde matériel.

Les perspectives offertes dans le monde occidental par l’accélération sont vidées de leur sens politique : le socialisme est capturé par l’expérience communiste et les politiques occidentales ne sont pas purement libérales, mais plutôt technologiques. Ces perspectives sont indifférentes à la polarisation observée au 19ème siècle. Il y a une anesthésie politique qui exorcise les expériences totalitaires récentes et peut apparaître comme la manifestation du succès du couple formé par l’abondance et la liberté.

Émancipation et accélération : Herbert Marcuse

Herbert Marcuse (1898-1979) donne dans L’Homme unidimensionnel (1964), approfondit l’approche selon que la Grande accélération est essentiellement négative, et donne un sens philosophique à la disparition de la réflexivité matérielle. Il voit dans l’industrialisme une forme de totalitarisme, car, s’il n’y a pas de terreur ouverte, il y a un engourdissement de la critique (dans la mesure où l’orientation des désirs rend impossible la critique de la société industrielle) et l’instauration d’une hiérarchie des besoins (dasn la mesure où la possession est promue en tant que débouché potentiel aux organes productifs, tandis que la sublimation par l’art est inhibée). Marcuse met en évidence le rapport libidinal à la marchandise, qui peut être vue comme le signe de l’accomplissement de l’abondance et le résultat d’une reconfiguration psycho-affective de la personne au profit d’une économie de la rareté (un schéma freudien dépasse ici le cadre marxiste). La technologie offre au capitalisme une image d’objectivité, mais elle mutile les rapports authentiques au monde, car tout est ramené à la rationalité formelle et quantificatrice. En réponse, Marcuse propose l’idéal d’une société débarrassée du totalitarisme capitaliste et des aspirations petites-bourgeoises. Il s’agit de détourner les forces techniques pour chercher la beauté, ou plutôt laisser le temps aux individus de le faire.

Charbonnier fait remarquer que, si la vision de l’abondance de Marcuse est réellement émancipatrice, elle prévoit également que la production soit intégralement déléguée aux machines, et occulte la question du rapport de la société avec la nature. La nature disparaîtrait même complètement du champ de la pensée si, cessant d’être répressive, elle perdait son importance sociale. Marcuse propose ainsi un idéal paradoxal où l’autonomie-extraction se présente comme un horizon souhaitable dans une perspective écologiste.

Pétrole et atome : les énergies invisibles

Dans ce chapitre, Charbonnier analyse l’approche selon laquelle le traumatisme provoqué par la Seconde Guerre mondiale a justifié l’éclipse des préoccupation environnementales. Charbonnier relève qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le libéralisme apparaît à la fois comme un constituant de la démocratie (notamment dans une optique de lutte contre le communisme) et un moyen de promouvoir les activités libres. Le capitalisme comme la critique du capitalisme reposent donc sur un socle commun, celui de la croissance. Or, avec le pétrole, les conditions techniques et économiques de cette croissance sont plus que jamais réunies.

Charbonnier se propose alors d’analyser ces conditions de croissance. Il relève que plusieurs facteurs permettent d’invisibiliser l’énergie aux yeux des intellectuels euro-américains. Le premier de ces facteurs est l’accès facilité au pétrole. Les caractéristiques matérielles et économiques de cette source d’énergie – fluide, aisément transportable, recourant à des ingénieurs plutôt qu’à des mineurs, se prêtant bien à la concurrence globale grâce aux tankers – amoindrissent les enjeux énergétiques et sociaux de l’accès à l’énergie. L’importance du pétrole se manifeste d’ailleurs par le fait que le dollar américain, déjà utilisé pour l’achat et la vente de pétrole, soit, lors des accords de Bretton Woods en 1944, retenu comme devise de référence pour les échanges internationaux. Le caractère pratique du pétrole permet aussi à des firmes de contrôler l’ensemble des chaînes de valeur, et ainsi de s’internationaliser. Se met alors en place des réseaux complexes formés par les États, les banques et les canaux de commerce (trading).

Dans la nouvelle économie du pétrole, il convient de disposer de suffisamment d’énergie pour alimenter la technostructure, mais en même temps d’en disposer suffisamment peu pour entretenir un certain niveau de rareté, et donc de prix. Cette gestion de la rareté fait de l’économie une science de la monnaie. Sur le plan sociologique, le pétrole fait passer la classe ouvrière – notamment les mineurs – au second plan. La réflexivité matérielle portée auparavant par les classes productives s’affaiblit. Corrélativement, se développe une « élite artiste issue de la bourgeoisie » investie de la mission de promouvoir « un rapport esthétique et ludique au monde matériel » et de « [déléguer] les tâches fonctionnelles aux automates ». Les rapports de force s’apaisent ; les profits industriels sont redistribués de manière prudente. Ces mouvements constituent le deuxième facteur d’invisibilité de l’énergie.

L’invisibilité de l’énergie découle également de l’éloignement des sites de production aux lieux de consommation. Comme l’écrit plus simplement Charbonnier, on ne sait plus dans quelles conditions les choses sont produites.

Enfin, la technologie nucléaire constitue le dernier facteur d’invisibilité de l’énergie. Le nucléaire possède la particularité d’externaliser vers l’avenir les coûts du développement technologiques. La question des déchets et le traitement des centrales en fin de vie relève d’un rejet vers l’avenir de conséquences – notamment économiques – pourtant connues. Les politiques sont ainsi des politiques de promesse. Mais cette externalisation vers l’avenir est rendue acceptable par la revalorisation de l’identité et de la fierté nationale par un projet technique qui promet l’indépendance énergétique et fournit un substrat au discours de l’autonomie et du progrès, par l’instauration de corps d’État, l’assimilation à la souveraineté nationale et par un imaginaire du prestige technique.

La Grande accélération d’après-guerre met le lien entre abondance et liberté à rude épreuve :

  • le libéralisme et le néo-libéralisme, se mettant en opposition au totalitarisme, présente des arguments en faveur des marchés et contre le pouvoir de l’États ;
  • le pétrole et le nucléaire apparaissent comme des affordances en creux, ou affordances négatives, en ce sens qu’au contraire de la terre et des machines de la révolution industrielle, ces énergies ne sont situées ni dans l’espace ni dans le temps, encouragent l’éclipse de la réflexivité matérielle et autorisent la construction d’un imaginaire politique tourné vers l’illimitation de l’ordre économique ; le problème des ressources énergétiques ne constitue ainsi plus un prétexte à l’évolution des idées politiques ;
  • la croissance et l’accès au confort assouplit les critiques durant les Trente Glorieuses ; le pétrole a en quelque sorte prolongé les promesses pourtant anciennes du pacte libéral.

Risques et limites : la fin des certitudes

Alertes et controverses

Les Trente Glorieuses voient l’apparition d’une critique des certitudes à l’égard de l’avenir. Cette critique se déploie selon deux axes :

  • la mise en évidence des limites écologiques du vaisseau-Terre et, partant, une critique de la croissance illimitée ;
  • sous la menace d’accidents nucléaires et industriels, une réflexion sur la régulation des risques géo-écologiques, ainsi que sur la dimension politique des technosciences.

L’hypothèse de base de la critique liée aux limites de la planète est qu’il existe un lien entre l’arrachement de la société au système féodal, d’une part, et les perturbations écosystémiques observées aujourd’hui. Ce qui menace, c’est effondrement généralisé de l’espace de vie (planète, terres cultivées, ressources) et du système global (la planète).

La critique liée aux risques entend quant à elle donner un sens aux nouveaux rapports collectifs à l’égard de l’avenir. L’irruption du risque brouille la confiance en un credo modernisateur. Celui-ci est censé orienter l’avenir selon des principes raisonnables. Or les technosciences n’apparaissent plus comme un facteur stabilisateur de l’avenir, mais comme un facteur d’incertitude et de conflit. Ainsi naît une société du risque (Ulrich Beck, 1986), où les risques définissent le présent. Beck acte l’effondrement des catégories de pensée (qui sont aussi les concepts des sciences sociales modernes) : souveraineté nationale, classe, mérite, nature, réalité, science et marchandise.

La critique liée aux limites et celle liée aux risques présentent des différences : la critique liées aux limites focalise son discours sur les bases physiques et l’économie politique, tandis que la critique liées aux risques porte plutôt sur les perturbations et les sciences sociales. Ces deux types de critique comportent aussi des similitudes. Toutes deux diagnostiquent l’épuisement d’un modèle de civilisation, mettent en évidence un nouveau rapport au temps engendré par l’ébranlement des institutions sous l’effet du milieu naturel, et suggèrent une nouvelle rationalité qui rende les risques calculables. Comme Charbonnier l’écrit, il y a désormais préemption de l’avenir.

Critique du développement et naturalisme politique

La critique du développement est incarnée par plusieurs ouvrages parus dans les années 1960-1970 :

  • critique de la croissance, avec Nicholas Georgescu-Roegen (The Entropy Law and the Economic Process, 1970), le Club de Rome (The Limits to Growth, 1970), Herman Daly (Steady State Economics), Fairfield Osborn, Rachel Carson (Silent Spring, 1962) ;
  • mise en évidence d’un péril démographique, avec Paul Ehrlich ;
  • alerte sur la saturation des écosystèmes par les résidus industriels, avec Barry Commoner ;
  • critique de la société de consommation, avec Ernst Friedrich Schumacher ;
  • liens entre la perspective des limites et la pensée technocratique de Veblen et héritiers, avec Howard Odum (Environment, Power and Society, 1971).

Les années 1970 voient le développement de connaissances visant à évaluer l’ampleur des dégâts environnementaux et à rendre tangible l’idée d’une rencontre entre le monde social et un certain nombre de limites écologiques. Il y a critique de la rationalité économique dominante.

Le Club de Rome se distingue par une approche sociopolitique du problème des limites. Il procède à une modélisation informatique du système-Terre selon 5 facteurs élémentaires : la population, les stocks de ressources, le niveau de production (ou le taux de rendement du capital investi) agricole et industrielle, le taux de pollution. Il établit également des scénarios : standard run (conjecture de la perpétuation des taux de croissance des cinq composantes au même rythme que celui observé entre 1900 et 1970) qui aboutit à une catastrophe démographique et écologique vers 2000, et des runs alternatifs en jouant sur les facteurs (surestimation des stocks, amélioration de l’efficacité agricole et industrielle, contrôle de la démographie, émergence de technologies de substitution). Ces runs aboutissent soit à l’échec du sauvetage ou à la conclusion que l’hypothèse n’est pas réaliste.

La démarche du Club de Rome consiste en une réactivation de la rationalité malthusienne. Elle est aussi un prototype de science de la guerre-froide : policy-makers sans orientation idéologique précise, produit de dispositifs technoscientifiques largement hérités de la recherche militaire. Enfin, elle peut être perçue comme la manifestation de la crainte de voir certaines régions du monde accéder au développement.

Le Club de Rome introduit une élasticité dans les limites : pour la rationalité malthusienne, le point de rencontre entre la démographie et les ressources est brutal (famines, augmentation de la mortalité) tandis que pour le Club de Rome, il est mou. La pression sur les ressources peut être réduit par des investissements dans les techniques de production, le feedback négatif de la pollution ne fait que créer un milieu toxique dans lequel les rendements chutent mais restent viables. Il n’y a ainsi pas vraiment de limite pour le Club de Rome, mais plutôt des seuils plus ou moins franchissables.

Si le Club de Rome active la rationalité malthusienne, elle s’en distingue sur un point : Malthus appelle au développement du commerce et des manufactures pour éloigner l’horizon funeste d’une économie confinée dans un régime organique, tandis le Club de Rome appelle au contraire à ralentir la machine économique. Car si Malthus et Ricardo n’ont jamais été confrontés aux conséquences négatives de la croissance, ils ont été confrontés aux problèmes de la surpopulation. Mais pour Charbonnier, le Club de Rome n’a pas mené une critique radicale de la rationalité économique, mais a employé cette rationalité contre sa finalité habituelle.

Nicholas Georgescu-Roegen s’attache quant à lui à réintégrer l’économie dans l’écologie. Charbonnier se pose la question de savoir si la refonte théorique de Georgescu-Roegen permet de répondre à l’enjeu de Polanyi consistant à resocialiser la pensée économique tout en la rendant sensible aux attachements à la terre. Pour Georgescu-Roegen, l’économie a un sens substantiel en ce qu’elle repose sur des flux de matière et d’énergie, et ces flux dépassent aujourd’hui la capacité de charge de la planète. L’économie néoclassique n’a pas été capable de tenir compte de la dimension substantielle de l’économie, car elle s’est reposée sur une « métaphore physique » : une sorte de loi d’action-réaction où les flux sont toujours réversibles. Or l’économie doit aussi répondre au second principe de la thermodynamique, selon lequel le maintien de l’ordre dans un système biophysique (jugulation de l’augmentation de l’entropie) nécessite un apport externe d’énergie. Il y a d’ailleurs similitude entre l’orthodoxie économique et la critique marxiste, car toutes deux ignorent la dynamique de l’entropie, c’est-à-dire de la dégradation et du désordre. L’économie est donc soumise à l’irréversibilité de la dégradation des processus organiques. Le recyclage, en particulier, ne peut pas être complet (l’économie circulaire est donc imparfaite).

Ce constat ne rend toutefois pas vain un contrôle rigoureux des externalités productives. En effet, si la dégradation est fatale, elle peut être plus ou moins rapide. L’objectif central de l’art économique est l’entretien de la vie collective dont le bilan thermodynamique doit être optimisé.

Pessimiste, la pensée de Georgescu-Roegen, a promu l’économie écologique en tant que discipline consacrée de l’économie, et inspiré certaines branches de la décroissance, mais elle n’a pas eu de prise politique. En effet, l’orthodoxie a usé d’arguments pour éviter un climat de panique, selon un argumentaire en trois points :

  • les stocks ont été sous-estimés ;
  • mais l’arrivée de nouvelles technologies rend crédible une nouvelle abondance énergétique et un meilleur traitement des déchets ;
  • ainsi, la substitution de nouveaux matériaux aux anciens va diminuer la pression sur les ressources devenues rares.

De manière générale, Charbonnier relève que les prédictions catastrophistes se fondent souvent sur la persistance des tendances présentes et sont par conséquent bien vite mises à mal par des arguments qui parient sur la créativité à venir (argument moderniste). De plus, la pensée de Georgescu-Roegen et l’orthodoxie économique portent sur des champs qui ne se recouvrent pas totalement. Pour Georgescu-Roegen, le paradigme des limites repose sur une réalité souveraine (flux et stocks de matières et d’énergie), tandis que l’orthodoxie ne s’intéresse qu’à la capacité organisationnelle et technique à valoriser les choses dans une économie de marché. Par ailleurs, pour l’orthodoxie, la valeur n’a de sens que dans le cadre d’un processus de valorisation. Enfin, toujours pour l’orthodoxie, on ne sait pas ce qu’il en est du potentiel à venir des procédés de construction de la valeur ; on ne peut donc pas présager d’une incapacité de ce potentiel à orienter favorablement l’avenir. À partir de ces observations, Charbonnier en vient à se demander si l’on peut vraiment amorcer une démarche critique sur l’idée de soumission à la nature, car la critique radicale se déploie alors dans un vide politique.

L’écologie radicale, qui entend alerter sur la dégradation du milieu naturel, se heurte à une critique qui, elle, entend réactiver les idéaux de la modernité. Charbonnier prend, pour illustrer ce point, les travaux d’Howard Odum qui, dans Environement, Power an Society (1971), introduit la notion d’emergy, une valeur naturelle contenue dans les marchandises. L’emergy est une alternative à la monnaie qui prendrait en compte les dégradations environnementales. Charbonnier fait remarquer que l’emergy rend invisibles les transferts énergétiques. L’emergy tend ainsi à promouvoir une forme de sobriété (prosperous descent), sans doute assez verticale, mais qui n’entre pas sur le terrain des protections juridico-politiques accordées aux individus pour garantir leur autonomie et leur liberté.

Pour Charbonnier, cela traduit l’impossibilité pour le « paradigme des limites » à prendre en charge la question de la liberté. La littérature sur les limites ne parle pas de recomposer l’ordre social en s’appuyant sur les techniques (Veblen, Saint-Simon), ni de réduire la division sociale du travail, ni de diminuer l’hégémonie de la monnaie. Charbonnier parle d’un « fétichisme énergétique » qui nie la possibilité de faire communauté sans assignation territoriale stricte, qui n’indique pas quel sujet collectif cherche son autonomie (sous la forme d’une réintégration du territoire dans la pensée politique), et qui créée une confusion entre la définition des objectifs matériels et de ce qui relève de la transformation des rapports sociaux à la nature. C’est ainsi qu’existe aujourd’hui une opposition caricaturale entre le fétichisme énergétique (éventuellement avec solutionnisme technologique) et les raisonnables humanistes alliés aux forces du marché. Il faudrait, selon Charbonnier, une écologie politique qui fasse l’émancipation par le défi des limites et non pas contre.

Le risque et la réinvention de l’autonomie

Un second mouvement de problématisation des conséquences environnementales de la modernité s’appuie sur la notion de risque. Alors que le paradigme des limites s’inquiète de l’épuisement des ressources et du bouleversement des équilibres géopolitiques, le paradigme des risques s’inquiète des accidents, qui viennent troubler la confiance à l’égard des techniques. Les technosciences ne sont plus vues comme une force matérielle, mais comme une autorité politique. Les profanes sont exclus de l’exercice de l’autorité.

Le discours sur les risques nous dit que l’autonomie-extraction est incompatible avec l’émergence perpétuelle du doute : quel bénéfice à être moderne s’il faut constamment s’inquiéter des conséquences du progrès, et si l’acquisition de l’autonomie va de pair avec celle d’une nouvelle dépendance ? Le « principe de satisfaction différée », qui permet de se satisfaire d’un présent difficile dans l’espoir d’une ascension sociale, laisse place à l’incertitude. Charbonnier fait alors un parallèle entre perte de protection sociale et perte de confiance dans les technosciences. Toutes deux traduisent une perte de confiance en l’avenir et attaquent le sujet central de la modernité : la société. En jeu, la conception de la société qui s’accomplit et se protège en extériorisant la nature, car l’abondance (accomplissement) et les technosciences (protection) sont prises en défaut. Resurgit l’hypothèse de Polanyi que la société doit intégrer le milieu naturel comme élément de sa définition, et non pas comme simple ressource. Charbonnier voit donc dans le paradigme du risque le signe d’une transformation socio-économique touchant à beaucoup d’aspects (rapport au temps, partage entre sciences et politiques, etc.).

Le fait que protection sociale et technosciences comportent des traits parallèles peut impliquer que la remise en question des technosciences aboutisse à une remise en question du welfare. (et la notion d’État-providence). Ainsi, l’assouplissement du marché du travail peut aller de concert avec un consentement renforcé quant au déploiement des technosciences.

Anthony Giddens tente de donner un sens positif au risque. Pour lui, la prise de risque signe le retrait des institutions et de la tradition, au profit d’une plus grande responsabilité individuelle et d’une plus grande liberté. Le risque ne constitue plus une menace à éviter, mais l’une des composantes de la vie libre. Il s’appréhende comme une réalité sociale que l’on peut gérer à moindre coût. Cette vision « réenchante » la relation de l’individu au marché, mais elle nécessite des dispositifs destinés à évaluer les risques.

Quand on dit que « la science est politique », on ne dit pas que la science est idéologique, mais que le fait de faire d’une certaine catégorie de la population (les scientifiques) les porte-paroles des médiations entre humains et non humains, est une forme de pouvoir comme une autre. Cette distinction permet de mieux comprendre l’écart qu’il y a entre la science qui s’occupe de connaissances et la science en tant que position sociale. Les crises sanitaires ou environnementales le rappellent. L’amiante, par exemple, n’est pas devenu un objet d’ignorance quand la crise a éclaté, mais un révélateur de l’écart entre ce que l’on sait et ce que l’on se propose de faire de ce savoir partiel. La démocratie technique devient forcément une démocratie des lobbies, ces derniers assumant parfaitement la portée politique des sciences.

L’impasse : entre collapse et résilience

Pourquoi les paradigmes des limites et du risque n’apportent-ils pas des réponses satisfaisantes à la crise écologique de la modernité ? L’échec de la gouvernance de l’environnement a motivé l’émergence de mouvements militants, des sciences sociales et des sciences environnementales. C’est ce renouveau des sciences sociales qui aurait, selon Charbonnier, empêché les paradigmes des limites et du risque d’organiser les conceptions des rapports entre nature et modernité. Pour Charbonnier, le succès de la collapsologie signe l’échec du paradigme des limites, qui n’a pas su fonder un mode de gestion rationnel des ressources. De son côté, le paradigme des risques a donné lieu à des développement d’assurances toujours plus complexes, qui n’ont un sens que si leur preneur adhère à une éthique de la résilience, laquelle offre par ailleurs une réponse marchande à la crise écologique.

La fin de l’exception moderne et l’écologie politique

Symétrisations

Une grande partie des pensées présentées dans l’ouvrage de Charbonnier sont issues du monde occidental. Et pour cause, le monde occidental reste encore aujourd’hui le premier responsable du réchauffement climatique, même si cette responsabilité tend aujourd’hui à s’effacer derrière celle des « émergents », la Chine en premier lieu. Toutefois, le monde qui s’est construit à la faveur des idéaux modernes, et en premier lieu du couplage entre abondance et liberté, a motivé de nouvelles aspirations. Une « nouvelle scène matérielle et historique » fait apparaître de nouvelles exigences qui ne coïncident pas forcément avec le pacte libéral, ne serait-ce que parce qu’elles se sont formées ailleurs. Charbonnier relève qu’il peut être fructueux de voir les sciences sociales, et notamment celles qui se sont élaborées ailleurs qu’en Occident, comme un site d’observation des nouvelles attentes morales et politiques, dont fait partie l’écologie.

La pensée issue de la périphérie coloniale ou du monde subalterne signe une nouvelle conception de l’émancipation et de l’autoprotection du collectif. Le mouvement intellectuel qui accompagne ces mutations est appelé, par Charbonnier, « symétrisation », car, à la famille, à l’histoire et aux technosciences, s’opposent désormais le féminisme, les luttes postcoloniales et l’écologie. Ce sont ainsi ces « trois fronts » qui situent les nouveaux mouvements d’émancipation.

Ces nouveaux développements montrent que la modernité s’est construite selon une double-opposition – que Charbonnier appelle la « double exception » – : une opposition société-nature et une opposition moderne-non-moderne. Cette double opposition a permis de créer les conditions de l’abondance et de l’autonomie. Pour y mettre fin, il conviendrait (1) de montrer que l’autonomie des uns s’est édifiée au détriment de celle des autres (colonisation, confiscation des terres et de l’histoire) et (2) de montrer comment la charge écologique fut passée sous silence.

L’existence de ces nouveaux développements suggère de voir dans la modernité une forme d’anomalie, et non une marche inéluctable et naturelle vers des jours meilleurs. Le point commun des différentes élaborations est qu’elles abordent la prise en charge par la politique de la subsistance, de la territorialité et de la connaissance de soi, et c’est pour cela qu’elles sont analysées dans cet ouvrage.

Autorité et composition

Selon Charbonnier, les sciences sociales se sont jusqu’à présent intéressées à la question environnementale en critiquant l’autorité scientifique, technique et géographique à l’œuvre dans la double exception dont il a été question dans le chapitre précédent. Elles se sont en revanche moins attachées à accumuler des données sur l’état de la planète ou à définir la place de l’humain dans la nature. Charbonnier identifie deux composantes essentielles dans l’analyse de la question environnementale opérée par les sciences sociales : l’autorité et la composition. Il utilise ces deux composantes comme « boussole » pour pouvoir dans la « galaxie théorique » formée par les sciences sociales.

La critique de l’autorité des sciences menée par les sciences sociales ne consiste pas à remettre en question la science en tant que telle, mais la manière dont elle est amenée à influencer les orientations politiques. Le rôle de ceux que nous appelons les « scientifiques » ne constitue donc pas un point de départ, mais un aspect à analyser comme un autre. Il s’agit en somme de donner à l’autorité scientifique un socle externe à la science elle-même. Dans la perspective d’enquête sur la question environnementale, ce qui est en jeu, c’est la possibilité pour les sciences de considérer la nature comme une réalité absolument indépendante des méthodes d’analyse et de la manière dont la science – ou plus exactement les institutions scientifiques – se dotent d’une autorité. C’est là qu’apparait la composition, celle qui a lieu entre humains et non-humains.

Charbonnier voit dans la démarche des sciences sociales le risque « d’abaisser les barrières d’entrée aux acteurs qui entendent parler pour les non-humains », c’est-à-dire de permettre à des acteurs ou a des institutions non moins questionnables que les scientifiques de se doter à leur tour d’une autorité.

Afin de « repolitiser la symétrisation », c’est-à-dire éviter que la réponse à la crise énergétique ne soit du fait que des conservateurs ou des néo-libéraux, Charbonnier propose de passer par trois « médiations théoriques » : (1) l’anthropologie de la nature ; (2) l’histoire environnementale ; (3) l’historiographie subalterniste et postcoloniale.

Sous le naturalisme, la production

L’anthropologie et l’ethnographie ont cherché à dénaturaliser le naturalisme, c’est-à-dire contrer l’idée que la nature est extérieure aux humains. Elle s’attaque aux deux exceptions modernes que sont l’idée d’une exception culturelle et la volonté de s’extraire des interdépendances écologiques.

Charbonnier relève que l’anthropologie de la nature et les sciences sociales se basent sur les mêmes références épistémologiques. L’anthropologie se distingue des sciences sociales en ce qu’elle se contente de décrire des arrangements non-modernes, mais durables, tandis que les sciences sociales proposent « un saut dans l’inconnu ».

Dans l’animisme, l’une des ontologies concurrentes du naturalisme, les caractères sociaux des non-humains catégorisent les relations entre humains. Il y a identité dans les intériorités, mais différences dans les apparences physiques : un individu peut par exemple s’identifier à un animal, mais ne lui ressemble pas. L’animisme possède des formes d’autorité propres, comme le chamanisme. Contrairement au naturalisme, l’animisme donne une importance au lien entre rapports sociaux et rapports à la nature. Ainsi, ne sont pas universels : (1) la dualité culture et nature et (2) le fait de centrer la réflexivité sur la société au détriment de la nature pour organiser l’autoprotection d’un groupe.

L’anthropologie de la nature montre qu’il existe un relativisme ontologique, en ce sens que le naturalisme n’est pas la seule ontologie possible, et qu’il existe des collectifs qui n’envisagent pas de notion de nature. Les liens entre humains et non-humains devient un vecteur de solidarité. L’animisme (ou le perspectivisme) joue d’égal à égal avec le naturalisme. Le point de vue des peuples dits « premiers » sur les modernes est tout aussi valable que le point de vue inverse.

L’analyse de l’animisme, en tant qu’analyse des sociétés sans nature, apporte une contribution au problème de l’autonomie, mais elle n’indique pas à quoi pourrait ressembler une administration ou un droit animiste, car les peuples « animistes » ne sont pas sédentaires. Il n’y a pas de continuité entre l’animisme et la modernité sur les plans administratif et juridique. Par ailleurs, nous ne pouvons-nous payer le luxe d’attendre qu’une société occidentale animiste voie le jour. Il y a toutefois une autre manière de mettre à profit les enseignements de l’anthropologie de la nature : exploiter les méthodes comparatives pour identifier, dans un contexte historique et social donné, les ferments de la transformation. Charbonnier cite l’importance de la notion de production dans les sociétés modernes, notion qui pourrait trouver ses racines dans celle d’un Dieu constructeur, ou celle de l’homme responsable de son produit. La production est donc, ici, l’un des ferments de l’asymétrie entre humains et non-humains. Il serait possible d’assouplir cette asymétrie tout en la conservant. Par exemple, le fait de considérer que la nature fournit un service anté-productif (économie écologique) établit une mesure entre les interdépendances qui tiennent ensemble les choses de la terre et les interdépendances qui tiennent ensemble les membres d’une société.

Échange écologique inégal

L’histoire environnementale met en évidence les inégalités à travers le monde induites par le déploiement de la modernité (par l’économie impériale et coloniale), mais aussi la dimension matérielle de ces inégalités et la manière dont les coûts (environnementaux en particulier) sont systématiquement gommés. L’échange écologique inégal est une théorie développée dans le but d’intégrer la symétrisation post-coloniale et l’économie de la subsistance dans le cadre de l’histoire environnementale. Juan Martinez-Alier établit, dans L’Écologisme des pauvres (2002), un parallèle entre la forme des flux globaux qui structurent l’économie et l’émergence de mouvements sociaux dans les régions marquées par l’extractivisme. Il s’agit de substituer aux indicateurs classiques de la richesse (PIB, balance commerciale) des indicateurs issus de la bioéconomie (impact environnemental). L’économie écologique n’est pas considérée comme absolue, mais comme un instrument capable de faire ressortir la partialité des systèmes de prix. Ainsi, la théorie de l’échange écologique inégal s’attaque à la fois à une forme d’autorité (celle des économistes), et à une forme de composition (celle du capitalisme extractiviste).

Pour Charbonnier, le fait de singulariser les « matières premières », dont l’extraction ne demande ni travail qualifié, ni innovation, revient à admettre notre dépendance à l’égard du sol, mais aussi de la dénier immédiatement. Dans la mesure où elles doivent faire l’objet d’une organisation au niveau de l’État l’exploitation des matières premières jouent un rôle politique, tout en étant minimisées par léconomie orthodoxe.

Le rôle de l’humain est relativisé par rapport à tous les mécanismes écologiques qui permettent d’« assembler la terre en ressource ». Pour Charbonnier, la solution la plus simple pour freiner la production est d’admettre que nous n’avons, en réalité, jamais rien produit. En fin de compte, la modernité se caractérise par l’usage de deux territoires : le premier, contenu dans les frontières, politique ; le second, hors des frontières et invisibilisé, écologique.

Provincialiser la critique

Charbonnier s’interroge sur le statut de la critique dans la symétrisation. En effet, suivant Polanyi, c’est au sein des forces productives que serait né un sujet critique, la société, et qu’il n’existerait, par conséquent, pas de critique sans cette contingence historique. Charbonnier estime cependant que la symétrisation ne rend pas impossible la critique, mais la déplace. Il s’agit, en premier lieu, d’établir la critique des formes de pouvoir qui accompagnent l’autolégitimation des modernes comme centre de gravité de l’histoire. En citant l’historien indien Ranajit Guha, qui a étudié les mouvement de résistance des paysans indiens face à l’Empire britannique, Charbonnier arrive à la conclusion que, non seulement, le projet d’autonomie existe en-dehors de la modernité, mais qu’elle sait se doter d’instruments critiques. Les études dites subalternistes montrent aussi que la tension qui résultent de l’intégration de la territorialité dans la critique du capitalisme, intégration jugée traditionaliste, est en réalité une tension propre à la modernité.

Une nouvelle cartographie conceptuelle

Charbonnier relève l’emboîtement de l’anthropologie de la nature, de la sociologie des sciences, des études subalternistes et postcoloniales, et le féminisme. La dénaturalisation et la provincialisation de la modernité remettent en cause la souveraineté, la propriété, la production et l’autonomie en tant que mise à l’écart du milieu naturel. L’organisation collective, la nôtre, nous parait alors contingente et, surtout, faite pour un monde qui n’est plus le nôtre. Il s’agit donc de refonder un socle théorique qui permettra de répondre à aux enjeux du réchauffement climatique. Charbonnier anticipe que ce socle :

  • utilisera les affordances de la terre susceptibles de dépasser le productivisme ;
  • fera abandonner l’ubiquité des modernes ;
  • mettra au jour un nouveau sujet collectif critique, différent de la société prise dans son sens actuel, dans la mesure où elle implique une opposition à la nature.

L’autoprotection de la terre

La mutation des attentes de justice

Comme il l’a annoncé au chapitre précédent, Charbonnier prévoit que le développement d’une nouvelle conception de la liberté et de l’autonomie fera émerger un nouveau sujet collectif qui remplacera la société prise dans son sens actuel, c’est-à-dire en particulier comme une entité séparée de la nature.

Charbonnier pose la question de la nature de ce nouveau sujet collectif. Pour commencer, il estime que l’élaboration d’une réponse politique au changement climatique n’est pas sans repère. Critiquant « les prophètes de l’apocalypse, […] », il pense que la formation d’un nouveau sujet collectif est possible. L’écologie politique n’aurait cependant pas encore identifié ce sujet, car ses différentes traditions persistent à voir la nature comme extérieure à la société.

Le réchauffement climatique, en plus d’être un phénomène physique, est le produit de choix politiques et techniques qui n’avaient rien d’inévitable. Le capitalisme et les technosciences pourraient représenter les coupables idéaux, mais, selon Charbonnier, s’ils ont à voir avec les dérèglements en cours, ils ne captent pas la réalité historique. En effet, ces deux présumés « coupables » ont porté les attentes bien réelles d’amélioration matérielles qui ne peuvent pas être rejetées d’emblée. De plus, les alternatives au capitalisme et aux technosciences n’ont jamais renoncé au productivisme.

Paradoxalement, l’ampleur de la tâche se mesure davantage, selon Charbonnier, à la radicalisation des élites économiques, décidées à maintenir le cap, qu’au succès des nouveaux contre-mouvements écologistes. Suivant Naomi Klein et Bruno Latour, il pose l’hypothèse que « les conservateurs liquident l’idée d’un monde commun pour se trafiquer des rafiots de sauvetage idéologiques ». En attendant la vérification de cette hypothèse, Charbonnier, pour ralentir la montée déjà entamée de l’« éco-impérialisme » (c’est-à-dire une action visant à nier le réchauffement climatique pour asseoir le néo-libéralisme), appelle à définir une autonomie-intégration d’un nouveau genre. Il relève en effet que le libéralisme entretient un conflit avec l’idée d’un monde en partage, notamment à travers l’ubiquité des modernes et la double exception évoquées précédemment.

L’autonomie sans l’abondance

Avec le dépassement de la double exception se dessinent des partenariats politiques non productivistes qui restent à développer. Il s’agit déjà de mettre en évidence le caractère singulier et provincial de la modernité.

Charbonnier dénonce donc ce qu’il appelle l’éco-modernisme, qui postule la possibilité de résoudre la crise par les techniques, notamment nucléaires ou robotiques, ou par la « transition énergétique », ce qui revient à rester dans le champ formé par l’abondance et la liberté. Il énonce une autre thèse, celle que le degré de magnitude des changements politiques doit être au-moins aussi important que celui des bouleversements géo-écologiques.

Charbonnier entend reprendre à la racine l’interrogation sur :

  • quel espace doit être circonscrit par les appartenances politiques, historiques et matérielles ;
  • quel sens donner à la prise technique et juridique que nous avons sur le monde ;
  • quel type d’autorité conférons-nous au discours scientifique.

Ces trois points correspondent aux trois formes de notre relation au milieu naturel : habiter, subsister et connaître. Le premier point est celui du rapport entre propriété et souveraineté et celui de l’ubiquité des modernes. Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, mais aussi un mode de résidence (distribution dans l’espace de groupes et de fonctions sociales). Il s’agit donc de redistribuer dans l’espace les individus et les fonctions.

Le point de la subsistance est celui de la rationalité économique et du sens des valeurs. La logique du marché tend toujours à obscurcir ses liens avec un schéma productif particulier. Il s’agit donc de mettre en lumière ce lien et d’attaquer ses points faibles, comme, par exemple, les dégradations environnementales. Il faudrait en finir avec l’idée que nous sommes maîtres de notre production et revenir à celle que nous faisons partie d’un tout (notamment tous les phénomènes bio-écologiques qui participent à la formation de notre subsistance) qui nous dépasse largement.

Pour ce qui est, enfin, de la connaissance, il ne s’agit pas subordonner la pensée politique moderne à des normes écologiques, ni de mettre u pouvoir une élite scientifique éclairée, mais de réarticuler la pensée politique avec des « énoncés savants », surtout quand ils portent sur la planète. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le climato-scepticisme exploite le caractère politique de la science.

Comment engager, dans les termes du progressisme, des transformations sociales en rupture avec la forme que le progrès à prise dans le passé ? Il faut d’abord déconstruire totalement l’équivalence entre démocratie et abondance, sans quoi la première pourrait disparaître avec la seconde. Charbonnier appelle à ne pas céder à une vision effondriste du futur, consistant à imaginer que le monde poursuivra globalement dans la voie actuelle jusqu’à ce que mort s’ensuive, et que les survivants s’adapteront (formes de « survivalisme »). Il appelle plutôt à investir un espace intermédiaire qui permettrait au collectif d’intégrer les limites bio-écologiques, les seuils planétaires, etc. Cet espace ne devrait pas être vu en négatif du monde actuel (arrêter de faire telle ou telle chose, interdire, etc.), car l’abandon de pratiques ouvre la voie à de nouvelles actions. Il ne doit pas, non plus, être envisagé comme une résurgence néo-médiévale, car il ne s’agit pas de faire un simple saut en arrière. Il doit plutôt s’envisager comme la poursuite d’un idéal classique débarrassé de sa « gangue moderniste ».

Vers un nouveau sujet critique

Quel sujet collectif est, dans ces conditions, capable de se soulever et de partir à la recherche de son autonomie ? Un sujet politique se découvre toujours dans l’épreuve et la menace. Les conditions de production du 19ème siècle ont fait émerger la société, ou le social, comme sujet politique. Qu’est-ce qu’une société ? La société ne se réduit pas à la notion de classe, de nation ou de peuple. Elle n’est pas homogène ; elle ne se construit pas sur la ressemblance des termes, mais sur leurs différences. Elle est donc politique. Elle n’est pas identitaire, ni abstraite. Elle ne se réduit pas à l’une des parties prenantes de ce conflit.

Charbonnier fait une analogie entre socialisme et une nouvelle société écologique en se basant sur La Grande transformation de Polanyi.

Socialisme Nouvelle écologie
Choc Révolution industrielle Réchauffement climatique
Trouble Question sociale Question de la terre
Critique Socialisme de croissance Socialisme non productionniste
Moyen d’action Sabotage ouvrier Nouveau sujet collectif

Les deux démarches ne partagent que leur structure et l’exigence d’autoprotection du collectif. C’est cette exigence qui relie le collectif, plus ou moins bien identifié, et l’agression. Les réticences à l’avènement du nouveau sujet politique sont nombreuses. Les initiatives internationales en faveur du climat (CNUCC, etc.) laissent voir un « schisme de réalité » entre ceux pour qui la perpétuation de l’humanité est en jeu et ceux pour qui la question environnementale relève d’une question de risque économique (dans une recherche de perpétuation du capital). Mais, pour l’instant, ce sont les marchés globalisés qui en ont profité, tout légitimés qu’ils sont devenus par l’intégration des normes environnementales adoucies et peu contraignantes. Même la notion de service bioécologique est devenue une forme de capital à entretenir plutôt qu’une base servant de nouvelle métrique à la notion de valeur, au détriment de la monnaie. Ainsi est né une sorte de néolibéralisme écologique, très inefficace, et qui a donné l’impression que la créativité pouvait se jouer des limites écologiques. Charbonnier estime, donc, qu’un contre-mouvement écologique et postsocialiste ne peut voir le jour qu’en-dehors des institutions. Toutefois, il relève qu’il ne s’agit pas de mener au front une majorité silencieuse guidée par une minorité attachée à ses acquis, car le nouveau sujet collectif ne correspond en rien à une classe socio-économique classique donnée. Ce nouveau sujet collectif est instable et n’aura pas facilement conscience de lui-même, contrairement, par exemple, à une conscience de classe ou une conscience nationale.

Références

Ouvrage

  • Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques. Paris, La Découverte, 2020, 464 p.

Commentaires cités

  • [1] Luca Paltrinieri, « L’autonomie, retour sur terre », publié dans la viedesidees.fr, le 16 avril 2021.
  • [2] Nathan Genicot, « Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques ». Publié dans OpenEdition Journals en 2020.

Autres commentaire

  • Bernard Formoso, « Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques », publié dans OpenEdition Journals en 2020.
  • Pablo Jensen, « Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques ». OpenEdition Journals/Les comptes rendus, 2020.
  • Thomas Le Roux, « Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques ». Apicultures N°206, 2020. Publié dans OpenEdition Journals en 2020.
  • Dominique Méda, « Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques ». Varia vol. 63 – N°2, avril-juin 2021. Publié dans OpenEdition Journals en 2021.