L’isolation thermique et énergie grise
Que ce soit pour des constructions neuves ou les rénovations, l’isolation thermique d’un bâtiment est souvent considérée comme le principal générateur d’économie d’énergie, donnant l’impression que la qualité énergétique d’un bâtiment est strictement indexée sur l’épaisseur de son isolation. Or les matériaux isolants, à l’instar de n’importe quel bien manufacturé, nécessitent pour leur extraction, leur raffinement, leur transformation, leur conditionnement, leur stockage, leur acheminement, leur démolition et leur destruction ou leur recyclage, une quantité d’énergie considérable que l’on appelle communément énergie grise. Aussi est-il à propos de se demander s’il existe une épaisseur d’isolation optimale au-delà de laquelle l’énergie grise finit par prendre le pas sur les économies d’énergie de fonctionnement.
Par Victoire Paternault.
Prendre en compte l’impact environnemental de l’isolation
L’impact environnemental d’un bien manufacturé est généralement complexe à estimer. Les indicateurs qui permettent de le quantifier sont si nombreux que l’on finit généralement par ne plus être capable de déterminer s’il existe un matériau meilleur qu’un autre. Nonobstant cette difficulté, on cherche à définir une métrique permettant d’estimer l’impact environnemental de l’isolation thermique dans ce qu’elle a de positif (économies d’énergie) et de négatif (énergie grise). La manière la plus simple (et peut-être la plus naïve) de construire cette métrique est de considérer un mur d’une certaine surface (par exemple 100 m2, ce qui correspond à la surface de mur d’une petite maison) et de faire la somme, d’une part, de l’énergie consommée pour le chauffage et, d’autre part, de l’énergie grise nécessitée par l’isolation thermique. Le but de l’exercice est alors de trouver l’épaisseur d’isolation qui minimise cette énergie cumulée sur la durée de vie de l’isolation thermique, par exemple 50 ans.
La définition de l’énergie cumulée peut donner lieu à des débats de spécialistes. On peut notamment se demander s’il faut considérer l’énergie brute ou l’énergie primaire, ou encore l’énergie totale ou uniquement l’énergie non-renouvelable. On pourrait même se demander si la notion d’énergie ne devrait pas s’effacer au profit d’une notion de toxicité ou de pollution. Pour simplifier les choses, on choisit de considérer l’énergie primaire. On parle alors d’énergie primaire cumulée. On ne fait pas de distinction entre l’énergie renouvelable et l’énergie non-renouvelable, car ce qui est produit là avec des énergies renouvelables peut l’être ailleurs avec des énergies non-renouvelables…
Épaisseur d’isolation optimale
Le graphique suivant montre, pour plusieurs matériaux d’isolation courants, l’évolution de l’énergie primaire cumulée (énergie grise primaire + énergie primaire consommée pour le chauffage) en fonction de l’épaisseur d’isolation prévue sur la maison possédant 100 m2 de murs.
Le graphique met en évidence l’existence d’une valeur optimale de l’épaisseur d’isolation. Si l’isolation est plus fine que cette épaisseur optimale, l’énergie grise est plus basse mais la consommation de chaleur augmente d’une quantité supérieure. L’inverse est vrai si l’isolation est plus épaisse. Cette valeur dépend légèrement du matériau utilisé, mais l’observation importante est qu’une isolation de 25 à 30 cm d’épaisseur place l’énergie primaire cumulée à une valeur très proche de l’optimum. De plus, les isolants à faible contenu en énergie grise peuvent être posés en épaisseurs plus importantes.
Il se trouve que l’épaisseur de 25 à 30 cm correspond à ce qui se fait aujourd’hui pour des constructions de type Minergie P. Même si l’optimum de certains isolants se situent plutôt vers 50 cm, on peut se demander si l’économie d’énergie marginale que permet le passage de 25 cm à 50 cm justifie la production d’une quantité deux fois plus importante d’isolation.
Rénovation
Ces conclusions ne peuvent être appliquée directement aux cas de rénovations car alors, il ne s’agit plus de projeter des consommations d’énergie en fonction d’une épaisseur d’isolation, mais d’évaluer les économies d’énergie par rapport à une situation existante donnée. Or cette situation initiale est inévitablement très variable d’un bâtiment à l’autre. Il est aussi facile de dégager des économies d’énergie sur une construction ancienne avec 4 cm d’isolation nouvelle qu’il est difficile d’en faire de même sur une construction récente avec 10 cm.
On considère donc trois cas de bâtiments à rénover, représentatifs de trois époques de construction différentes : un bâtiment du début du XXème siècle, un bâtiment des années 1980 et un bâtiment qui répond déjà aux exigences énergétiques sur les rénovations.
Pour chaque cas, on calcule l’épaisseur d’isolation qu’il faut ajouter au bâtiment pour atteindre une performance qui permettrait d’accéder à une subvention énergétique du Programme Bâtiment. On calcule ensuite le nombre d’années qu’il faut attendre pour que les économies de chauffage engendrées par la nouvelle isolation compensent l’énergie grise mise en œuvre pour la fabrication de l’isolation (et plus tard pour son élimination). Pour simplifier, l’isolant choisi est un isolant d’origine fossile, type EPS, qui est fréquemment employé.
Pour un bâtiment datant du début du siècle dernier, il convient donc de prévoir une nouvelle isolation de 14 cm d’épaisseur pour espérer bénéficier d’une subvention à l’isolation. L’énergie grise de l’isolation est alors amortie en à peine plus de 2 ans par les économies de chauffage. Il s’agit donc d’un temps d’amortissement court qui valorise l’importance de la rénovation dans ce cas précis. L’isolation divise par presque quinze les déperditions thermiques par rapport à la situation initiale, où l’isolation est totalement absente.
Pour un bâtiment des années 1980, il convient d’ajouter une nouvelle isolation de 8 cm d’épaisseur, les façades de cette époque étant généralement pourvue d’une isolation de 6 à 8 cm, mais moins performante. L’énergie grise est alors amortie en 7 ans. Il s’agit encore d’une durée courte.
Pour un bâtiment qui se trouverait déjà aux normes valables pour les transformations et que l’on voudrait mettre aux normes des constructions neuves, il convient d’ajouter 4 cm d’isolation. L’énergie grise est alors amortie en 45 ans. Il s’agit d’une durée beaucoup plus longue que dans les deux premiers cas. Elle est à peine inférieure à la durée de vie de l’isolation. La pertinence de la rénovation d’un tel bâtiment se pose donc sur le plan environnemental (en plus de se poser sur un plan financier).
Si une collectivité de la taille d’une région ou d’un pays, vivant sous un climat comparable au notre et désirant limiter son impact sur l’environnement, entreprenait des efforts pour réduire la consommation de chaleur de ses bâtiments, elle aurait un très fort intérêt (et pas seulement un plus grand intérêt) à rendre prioritaire la rénovation des bâtiments les plus anciens, éventuellement au détriment des bâtiments mieux isolés.
Enseignements
Ces résultats confirment de façon définitivement provisoire que l’isolation thermique est une vraie bonne idée, mais qu’elle est soumise, comme tout, à un principe d’équilibre. Il semblerait que l’état de l’art actuel, pour lequel une isolation de 30 cm d’épaisseur ne signe plus le délire d’ingénieur, nous mène à cet équilibre.
Il est possible d’affiner ces résultats en prenant en compte, par exemple, des notions de toxicité des matériaux. Mais ce serait certainement perdre de vue d’autres enjeux similaires, comme l’énergie grise du béton (dont l’énergie cumulée vaut deux fois l’énergie cumulée optimale de l’isolation…), ou encore les principes de conception d’un bâtiment [1].
De la complexité de l’étude
Cette étude est éclairante mais loin d’être exhaustive, principalement pour deux raisons.
D’une part, les bases de données utilisées pour évaluer l’énergie grise des matériaux isolants affichent des valeurs allant du simple au double. Les résultats de l’exercice précédent ne peuvent donc être compris que comme tendance générale.
D’autre part, l’exercice est basé sur des énergies brutes qui ne tienne pas compte la manière dont ces énergies ont été produites ou libérés. L’énergie de production de chaleur, tout comme l’énergie grise, peuvent provenir de sources très variées, renouvelables ou non. On peut ainsi se demander s’il vaut mieux isoler un bâtiment avec des matériaux à forte énergie grise pour permettre d’économiser une chaleur qui serait d’origine renouvelable.
Chaque situation doit donc être étudiée avec soin et objectivité. Le fait de prendre en compte la totalité des paramètres énergétiques d’un bâtiment pour pouvoir répondre au mieux aux enjeux énergétiques n’est pas une mince affaire. Pour ne citer que quelque uns des paramètres les plus importants :
– consommation d’énergie de production de chaleur,
– provenance de l’énergie de production de chaleur,
– performance initiale de l’enveloppe,
– durée de vie des matériaux,
– énergie grise des matériaux (production, acheminement, stockage, mise en œuvre, destruction/recyclage, …),
– énergie primaire des matériaux,
– etc.
Isoler, mais pas que…
Pour finir, il semblerait donc que les constructions actuelles atteignent des standards qui correspondent à un équilibre entre isolation et énergie grise. Cela ne signifie pas pour autant que les bâtiments de demain ne seront pas plus économes en énergie. L’écologie de la construction ne se confond pas à la question de l’isolation. Elle s’exprime dans des problématiques connexes, comme le chauffage solaire passif, mais aussi dans des problématiques plus larges, comme l’étalement péri-urbain.